dimanche 2 octobre 2016

PROSERIES, chap. 92

dessin Pierre Aleschinski


92.


Cela pourrait être un fragment dans le livre des fragments de Barthes, cette femme à laquelle je pense, je ne pense pas à elle de temps en temps, je pense à elle tout le temps, quoi que je fasse, où que je sois, où que j’aille, je pense à elle, quand je regarde le ciel bleu, quand je regarde le ciel gris, quand je regarde le ciel rouge, quand je regarde le ciel noir, ou étoilé, ou lunaire, je pense à elle, quand je m’endors, quand je somnole, quand je me réveille, je pense à elle, quand je ne pense à rien, je pense à elle, quand je me concentre à lire une page dans un livre, je tombe vite sur un mot, un nom, une tournure qui soudain me font penser à elle, quand je me concentre à lire une suite de poèmes, je tombe immanquablement sur un vers qui me fait penser à elle, ou je pense seulement : qu’est-ce qu’elle penserait, elle, à lire ce vers, à lire ce poème, et aussitôt je pense à elle, je n’en parle avec personne que je pense à elle, d’autres femmes viennent me parler, cela m’occupe & me divertit, elles sont attachantes et gracieuses, elles se soucient sincèrement de moi, et nous parlons, mais je ne leur parle pas de celle à laquelle je pense, cela rend tout l’univers flou et fantomatique, je fais semblant d’être présent, je joue le jeu d’être là, alors que je suis tellement ailleurs, dans cette vacuité vertigineuse où est celle à laquelle je pense, ce n’était pas comme ça autrefois, autrefois quand je pensais à elle, je disais : tu es mon amour, je disais ça à haute voix vingt ou quarante fois par jour, je disais : tu es mon amour, aujourd’hui quand je pense à elle, je ne dis rien, je pense à elle sans rien dire, silence & vertige, Barthes a mis quelques bribes de ça dans son étrange livre, je lis souvent dans son étrange livre, et quelle que soit la page que je lis, ça me fait penser à cette femme qui me ravage.



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