Sur la nationale entre Soissons et
Senlis, entre le chien du soir et le loup de la nuit, au bord de la route,
soudain pendant quelques secondes, ces épaisses rangées de croix trapues,
blanches les unes, brunâtres les autres, cimetière, (Gottesacker, disent
les Allemands, labour de Dieu), centaines & centaines de croix impeccablement
alignées, ordre, harmonie, géométrie, abstraction, uniformité, mais il faut
regarder la route, il tombe de la neige mouillée, coups de vent, prudence, ne
se faire prendre ni par le chien du dérapage ni par le loup de la culbute,
rouler rouler, le soir de Marengo il resta sur le champ de bataille 16000
hommes, 4000 chevaux, cadavres jetés par le chien du soir au loup de la nuit, (ein
Schlachtfeld disent les Allemands, un champ de boucherie), et par milliers
ils gémissent, ne sont pas encore morts, saignent agonisent, bipèdes & quadrupèdes,
agonisent toute la nuit, agonisent au lever du soleil sur Marengo, agonisent
Jean Hubert André Claude René Nicolas Guillaume François Benoît, agonisent
Johann Heinrich Michael Franz Wilhelm Werner Wolfgang Benedikt, agonisent, puis
à Senlis c’est déjà la nuit, route mouillée, on roule prudent, ne prend pas de
risques, ce qui était émouvant, c’est que les compteurs de cadavres aient compté
aussi les chevaux, 4000 cadavres de chevaux, eine Schlacht, une
boucherie de chevaux, une victoire une défaite, et plus tard, un soir à
Waterloo on compta 50 000 cadavres, sans distinguer hommes et animaux, et le
lendemain le soleil est revenu, comme tous les jours, car ce qui fait le jour
c’est le soleil, et le soleil a fait son travail de tous les jours, et les
vivants ont continué à vivre, les vivants ont vécu, vécu.
LA PIVOINE DE CERVANTÈS
et autres proseries
éditions La Part commune, 2008
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