Fragment 11 322 — Ce texte me vint
dans une sorte de fulgurance, du premier au dernier vers, quatorze en tout.
C’était l’époque où quelques-uns avaient
eu l’idée d’enrichir mon Livre par une sorte d’appendice moderne et inédit.
Quatre scribes travaillaient d’arrache pied à remplir les pages et ne se privaient
pas, pour me faire plaisir, d’insérer pas mal de références à mon Ancien Livre.
Sauf que dans ces nouvelles pages, il
n’était tout le temps question que du Nazaréen, ce nouveau-venu sur la scène sacrée
— et très peu de moi, ce qui me meurtrissait un peu.
Je me précipitai donc chez Luc, l’un des
scribes. Je ne le trouvai pas dans son cabinet d’écriture, mais dans
l’appentis, en train de renouveler la litière de son taureau ailé.
Je criai, « Luc, Luc, vite, j’ai un
truc pour toi, un texte comme on n’en a pas vu depuis Moïse » ; Luc
était visiblement un peu abasourdi, car pour d’autres textes de son livre, je
ne m’étais jamais déplacé en personne, pensant que le pigeon ferait l’affaire.
Mais là, c’était trop important, il
s’agissait de moi et de ma réputation. Comme entrée en matière je lui dis, à
voix basse, que pour des raisons de discrétion et d’élégance il devrait
mettre tout ça dans la bouche de la Vierge Marie et, lui dis-je : « tu
intercaleras cela dans le tout premier chapitre de ton ouvrage ».
Et dès que Luc avait rincé ses mains
puantes et qu’il eut posé sa tablette, je me mis à dicter.
Ce poème sera connu plus tard par le
premier mot : « Magnificat ». Un chant sublime qu’au cours des
siècles les plus grands compositeurs mettront en musique avec une inspiration
hors pair — à commencer par Palestrina et Monteverdi, puis Vivaldi et J.S.
Bach, et jusquà Penderecki et Arvo Pärt.
Habillé par ces somptueuses musiques, mon
éloge résonnait sous les voûtes des églises, et les gens étaient transportés et
profondément émus, alors que la plupart des choristes et encore moins les
fidèles ne comprenaient de quoi il était question : on chantait en latin.
Et cela valait mieux, parce que j’en
avais vraiment fait un peu trop. J’avais fait écrire à Luc des énormités du
genre : dispersit superbos (il
disperse les superbes), ça va encore, mais ensuite il est écrit : deposuit potentes de sede et exaltavit
humiles (il renverse les puissants de leur trône et élève les humbles)…
M’a-t-on jamais vu me laisser aller à des
extravagances pareilles… où irions-nous… ?
Mais je continue, en aggravant mon
cas : esurientes implevit bonis et
divites dimisit inanes (il comble de bien les affamés et renvoie les riches
les mains vides)… Peut-on aller plus loin dans la falsification de l’histoire… ?
Mais je ne suis pas historien… où irions-nous…,
De nos jours, les compositions de
Monteverdi et de Bach résonnent dans les salles de concert ou, sur disque, dans
l’intimité des salons. Et les mélomanes jouissent de la sublime musique et se foutent
du texte. Heureusement pour moi et mon divin cynisme.
PS — Je me souviens de ce jeune vicaire guatémaltèque,
dans les années 70, qui du haut de la chaire de sa petite église, avait lu ce texte,
avec une sorte de passion. Quelques jours après l’escadron de la mort s’occupa de
lui.
dans "Fragments du journal intime de Dieu" - inédit
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