vendredi 17 avril 2015

Pourquoi le lilas est si lilas

Van der Goes, Adoration, vers1476, détail






Pourquoi le lilas est si lilas


Avril, c’est le temps de la blanche anémone parmi les feuilles mortes de l’automne précédent, elle éclôt en général vers le cinquième jour du mois, cinco de abril, date magique.

Puis le magnolia, le cerisier, le poirier ; le magnolia, cette année, a été cravaché par le gel, deux ou trois jours après l’éclosion, les fleurs ont viré au brun, brûlées par le froid, les pétales se sont amollis, et pendaient pourrissants.

Puis en mai, soudain, le lilas est là, lilas lilas. Allégresse de le nommer : lilas, salut lilas. Senteur d’enfance & d’éternité. Cela va durer quelques jours – et il n’y aura plus de gel. Nous sommes sur le bon versant de la pente.

L’enfance est loin, à jamais hors de portée – et l’éternité ne viendra jamais, c’est une bourde.

Le mot lilas nomme le lilas ; le mot éternité ne nomme rien. Ce n’est pas innocent de mettre ces mots-là sur la page. Il est des phrases qui se font toutes seules ; les mots viennent et se mettent en rang, s’insèrent dans la syntaxe, puis il faut trimbaler ça, la phrase est là, comme ça et pas autrement – et on demande : mais qu’est-ce que ça veut dire ?

Peut-être que les mots en savent plus que nous ? Le mot « mot » est dans le mot « mort », écrit Marc Le Bot.

Et Bossuet, devant le catafalque de Madame, essayant de dire quelque chose, essayant de trouver des mots, essayant de nommer ça, essayant de comprendre et de faire comprendre, - il ne comprend rien, n’essaye plus de faire comprendre, renonce à trouver un mot, le mot, des mots, Bossuet devant le cadavre de Madame se rabat sur Tertullien et le cite : ça n’a de nom dans aucune langue…

Nous sommes sur le bon versant de la pente, disons comme ça, nous aurons des jours sans gel, le magnolia cravaché n’est plus qu’un mauvais souvenir.

Le lilas lilas fleurit, et les tournesols viennent de germer, ils ont hauteur d’un doigt, vont pousser, chercheront le soleil. Et nous aussi. Chercherons le soleil. Trouverons le soleil. Soleil nous est promis. Nous sommes sur le bon versant de la pente.

Ce-qui-n’a-de-nom-dans-aucune-langue, nous le mettrons à l’abri derrière les fagots d’une jolie rangée de tournesols. Soleil nous protégera.

Celui qui écrit est content & ravi d’avoir le mot lilas, et puis encore quelques autres mots qui disent le monde, le soleil, l’anémone, le merle, le canard, le poirier, le tournesol, imagine seulement un instant que tu n’aies pas soleil, comment ferais-tu pour vivre… Quand j’évoque, invoque le soleil, c’est que ça va bien, le soleil a un nom dans toutes les langues, et il n’y a aucun danger à le prononcer. Et l’inverse est vrai aussi : quand on est hors de danger, on a envie de prononcer soleil, et même de répéter soleil.

Et même la nuit : prononcer soleil, invoquer soleil – et le noir de la nuit n’est plus noir. Elle n’a rien de catastrophique, la nuit. La nuit a sa manière à elle d’héberger le soleil. Comme si elle prenait soin de lui. N’aie pas peur.

Et pendant ce temps-là, pendant la nuit aussi, les tournesols croissent, montent, s’érigent, accomplissent le prodige, le mystère, le miracle : être.

Être. Devenir. Et plus tard, plus loin : disparaître. Et laisser des graines. Et germer. Et devenir, revenir, redevenir. Être de nouveau. Depuis des millions de siècles. Cycle des saisons. Cycle du soleil. Cycle des galaxies. Manège cosmique. Tout tourne, tout va et tout revient. Sauf toi. Tu es. Tu vas – et ne reviens pas.

Et c’est pour ça que le lilas est si lilas.

"Smoky", éditions Le Temps qu'il fait, 2003


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