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Van der Goes, Adoration, vers1476, détail |
Pourquoi le lilas est si lilas
Avril, c’est le temps de la blanche anémone parmi les feuilles mortes
de l’automne précédent, elle éclôt en général vers le cinquième jour du mois, cinco
de abril, date magique.
Puis le magnolia, le cerisier, le poirier ; le magnolia, cette
année, a été cravaché par le gel, deux ou trois jours après l’éclosion, les fleurs
ont viré au brun, brûlées par le froid, les pétales se sont amollis, et
pendaient pourrissants.
Puis en mai, soudain, le lilas est là, lilas lilas. Allégresse de le nommer :
lilas, salut lilas. Senteur d’enfance & d’éternité. Cela va durer
quelques jours – et il n’y aura plus de gel. Nous sommes sur le bon versant de
la pente.
L’enfance est loin, à jamais hors de portée – et l’éternité ne viendra
jamais, c’est une bourde.
Le mot lilas nomme le lilas ; le mot éternité ne
nomme rien. Ce n’est pas innocent de mettre ces mots-là sur la page. Il est des
phrases qui se font toutes seules ; les mots viennent et se mettent en
rang, s’insèrent dans la syntaxe, puis il faut trimbaler ça, la phrase est là,
comme ça et pas autrement – et on demande : mais qu’est-ce que ça veut
dire ?
Peut-être que les mots en savent plus que nous ? Le mot
« mot » est dans le mot « mort », écrit Marc Le Bot.
Et Bossuet, devant le catafalque de Madame, essayant de dire quelque
chose, essayant de trouver des mots, essayant de nommer ça, essayant de
comprendre et de faire comprendre, - il ne comprend rien, n’essaye plus de
faire comprendre, renonce à trouver un mot, le mot, des mots, Bossuet devant le
cadavre de Madame se rabat sur Tertullien et le cite : ça n’a de nom
dans aucune langue…
Nous sommes sur le bon versant de la pente, disons comme ça, nous
aurons des jours sans gel, le magnolia cravaché n’est plus qu’un mauvais
souvenir.
Le lilas lilas fleurit, et les tournesols viennent de germer, ils ont
hauteur d’un doigt, vont pousser, chercheront le soleil. Et nous aussi.
Chercherons le soleil. Trouverons le soleil. Soleil nous est promis. Nous
sommes sur le bon versant de la pente.
Ce-qui-n’a-de-nom-dans-aucune-langue, nous le mettrons à l’abri
derrière les fagots d’une jolie rangée de tournesols. Soleil nous protégera.
Celui qui écrit est content & ravi d’avoir le mot lilas, et
puis encore quelques autres mots qui disent le monde, le soleil, l’anémone,
le merle, le canard, le poirier, le tournesol, imagine seulement un instant
que tu n’aies pas soleil, comment ferais-tu pour vivre… Quand j’évoque,
invoque le soleil, c’est que ça va bien, le soleil a un nom dans toutes les
langues, et il n’y a aucun danger à le prononcer. Et l’inverse est vrai
aussi : quand on est hors de danger, on a envie de prononcer soleil, et
même de répéter soleil.
Et même la nuit : prononcer soleil, invoquer soleil – et le noir
de la nuit n’est plus noir. Elle n’a rien de catastrophique, la nuit. La nuit a
sa manière à elle d’héberger le soleil. Comme si elle prenait soin de lui.
N’aie pas peur.
Et pendant ce temps-là, pendant la nuit aussi, les tournesols croissent,
montent, s’érigent, accomplissent le prodige, le mystère, le miracle :
être.
Être. Devenir. Et plus tard, plus loin : disparaître. Et laisser
des graines. Et germer. Et devenir, revenir, redevenir. Être de nouveau. Depuis
des millions de siècles. Cycle des saisons. Cycle du soleil. Cycle des
galaxies. Manège cosmique. Tout tourne, tout va et tout revient. Sauf toi. Tu
es. Tu vas – et ne reviens pas.
Et c’est pour ça que le lilas est si lilas.
"Smoky", éditions Le Temps qu'il fait, 2003
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