peinture de Pierre Aleschinski |
jeudi 28 janvier 2016
une sorte de presque éternité
chapitre
LIII
1.
A la place de la bien-aimée sur le mur il y a
maintenant ce portrait de l’homoncule de Saura, horrible effigie d’une espèce de
volatile hébété au long cou, bec entrouvert pour un croassement peu esthétique,
avec noir chapeau de charlatan malsain, c’est moi tout craché, je n’ai jamais
été aussi moche.
2.
Pensée rassurante, consolante presque : pendant
que ça meurt ici & là, il reste les vivants pour s’occuper à faire durer le
monde, entretenir les routes, gérer l’aiguillage des chemins de fer, construire
des abris en paille, en argile, en béton, semer & récolter le blé,
approvisionner fruits & légumes, boucher les avaries, aller à la pèche aux
harengs, ramasser l’obole aux péages, distiller la lavande et le jasmin, raboter
les planches de sapin, épandre le goudron mêlé de caillasse, bouturer l’espalier
de la poire, finasser les ourlets de la délicate lingerie, rincer le vert de
gris sur les anciennes auréoles, enduire d’émail les jarres, planter des antennes
aux faîtes des baraques, lubrifier les pistons des chaloupes, sucrer
soigneusement les confitures de coings, pourvoir de charnières efficaces les
portes cochères, restaurer les partitions du chant des lamantins, nourrir d’engrais
les doubles rangées de peupliers, faire tourner en douceur les moulins à
papier, faire venir du mauve et du jaune dans les récipients à coloris, visser
les fines lamelles coupeuses sur les taille-crayon, enrouler les cordes de
chanvre sur les bobines, ajouter une poignée de pins à la braise pour la dorure
du pain — il y a ainsi une sorte de presque éternité à l’œuvre malgré la
permanence des trépas et la catastrophe de ma mort n’est en rien une
catastrophe.
3.
Il y a une façon japonaise de couiner pendant l’amour :
elle couine comme si elle souffrait de jouir.
4.
Je me souviens, à la maternelle, de n’avoir pas eu l’idée
de demander à ma petite camarade de me montrer sa culotte puis son minou.
5.
Le curé nous donne une image où on voit un adolescent
androgyne en longue robe blanche, c’est l’ange gardien, chacun a son ange
gardien, j’ai mon ange gardien, sur l’image on le voit m’aider à traverser un
pont très étroit, il m’empêche de tomber dans le précipice, mon ange gardien n’est
là que pour moi, il est là nuit & jour, il m’aide à ne pas faire des
péchés, à ne pas avoir des mauvaises pensées parce que j’ai souvent des
mauvaises pensées.
6.
Aller regarder les corps, encore & encore,
addiction, les dieux sont jaloux de nos
corps (H. F. Thiéfaine), magique instant où le gland, en gros plan, s’apprête
à franchir le seuil de l’orifice, suscitant une plainte spécifique, puis glisse
glisse, n’en finit pas de pénétrer.
7.
A mon arrivée, il y a quelques mois, dans la bleue
maison, il y avait sur une étagère poussiéreuse au grenier pêle-mêle une quinzaine
de crucifix. La propriétaire me dit que les successifs locataires les avaient
laissés. Tous ces hommes nus en plastic ou simili bois sculpté, avec des clous
dans les mains et les pieds, c’est l’emblème de la religion de mon enfance.
8.
Dans mon entretien avec le croyant, qui me rabat les
oreilles avec ses paroles de Dieu, je
pose, exaspéré, la question : — Why do you believe in this book ? Il
répond : — Because this book tells me so.
9.
Regarder au petit matin la dormante, c’est ton épouse,
c’est ton amante, à deux époques de ma vie, très distantes l’une de l’autre, j’ai
connu ce bonheur-là : regarder au petit matin la dormante, celle que j’aime,
celle qui vient de traverser la nuit avec moi. Mystère de la nuit. Énigme du sommeil.
Intimité du couple. Dormir ensemble, c’est parfois quelque chose de sacré.
10.
Si souvent, lancinamment, douloureusement, je me demande :
Comment se souvient-elle de ce dont
je me souviens ?
LA LIASSE
DES DIX MILLE FRAGMENTS
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