Turner, Snow Storm, 1842 |
chapitre XIV
1.
Depuis quelques jours trois ou quatre fourmis
circulent assidument d’un bout à l’autre de ma table de travail sur la terrasse,
tout à fait fascinées par la macule qu’a laissée une pêche pourrissante. Quand
je veux déplacer un livre, pour ne pas les blesser, je leur souffle dessus très
fort pour les déplacer mais elles s’accrochent.
2.
Ainsi toujours & encore il serait
question de littérature, mais cela concerne moins de 0,29% de la population,
but still it happens, au gré d’un feuillettement, fascinantes imbrications de
spectres d’auteurs et de protagonistes sur une page de Vasco Graça Moura,
bribes d’une conversation à la terrasse d’un bistrot à Istanbul, choses dites
choses écrites, Jonas fut avalé par la
baleine de la littérature, sinon il serait mort, les trois palmes dans les
bacs en béton agonisent, les pigeons font claquer leurs ailes, un roquet lève
la jambe et pisse contre le pneu de la Chevrolet, c’est Auerbach qui parle,
lunettes glissées au bout du nez, dites-vous
bien que le monde n’est qu’une copie des livres, et sans cesse des klaxons
et des vociférations, il se réfère au pseudo Umbranus, et précise : dans « De
crepusculis », livre III, chapitre 27, ils en sont à leur troisième verre
de whisky, nihil est in mundo quod prius
non fuerit in libris [rien n’est dans le monde qui n’aurait pas d’abord été
dans les livres], dans la pénombre de ce soir d’automne, en 1944, sur la
terrasse stambouliote, sièges en rotin pourri, parasols délavés et troués, ils
débattent sur la réalité et sa transfiguration dans la fiction, va-et-vient
entre la fabulation et l’insurmontable opacité du monde, le cendrier Martini
déborde, la petite coupe ovale en terre cuite est vide, les dates sont mangées,
les jours s’oblitèrent, le siècle s’équivoque, le ciel est bleu, la terrasse
est maintenant à l’ombre, Auerbach remet sa veste noire effrangée aux manches, si Ulysse, dit le rouquin, si Ulysse n’avait pas eu de cicatrice,
Homère ne l’aurait pas fait reconnaître par la servante, mais non mais non,
Ulysse en avait une parce qu’Homère la
lui avait donnée, sur mille champs de bataille la guerre fait rage,
cervelles explosent, ventres éclatent, les cheminées des crématoires rejettent
vers le firmament leur lait noir, schwarze
Milch, on imagine facilement Ulysse se faire sucer par la divine Circé, la
nuit tombe sur le Bosphore, Moura referme sa page.
3.
Une femme — Son regard
son sourire son corps sa peau son sexe sa jouissance, c’est l’élémentaire
lexique du plus beau bonheur de ma vie. La plénitude, c’est quand on ne veut
rien d’autre & rien de plus. En disant cela, aussi simplement & aussi
solennellement, je sais que je dis quelque chose que peu d’hommes, très peu d’hommes,
disent ou ont dit. Le reste est littérature.
4.
Comment est-ce que je pense ? Pourquoi
est-ce que je pense ce que je pense ? D’où viennent mes idées ?
Comment sont-elles produites ? Comment fonctionne ma manière de penser ?
Où s’enracinent mes convictions fondamentales ? Questions que quiconque
pense peut ou doit se poser.
Montaigne y a réfléchi, avec une originalité
et une profondeur, comme jusque là aucun penseur ne l’avait jamais fait.
Ma manière de penser est en moi dès le
départ, ma Weltanschauung est fondée et structurée dans mon esprit, mes idées
proviennent d’une source primordiale et originaire, et ensuite ces idées,
rencontrant les idées d’autrui, s’en trouvent enrichies et fortifiées.
Il exprime cela dans un passage essentiel et
matriciel dans le XVIIe chapitre du IIe Livre — et il faut
savourer chaque mot, chaque tournure : les
plus fermes imaginations [idées / conceptions / convictions] que j’aye, et generalles, sont celles qui,
par manière de dire, nasquirent avec moy. Elles sont naturelles et toutes
miennes. Je les produis crues et simples, d’une production hardie et forte,
mais un peu trouble et imparfaite ; depuis que les ay establies et
fortifiées par l’authorité d’autruy, et par les sains discours des anciens,
ausquels je me suis rencontré conforme en jugement : ceux-là m’en ont
assuré la prinse, et m’en ont donné la jouyssance et possession plus entiere.
Sur l’écriture, sur la lecture, en trois
mille ans, on n’avait jamais rien écrit de pareil.
5.
Si l’on voulait établir la liste des hommes
qui ont déclaré avoir été heureux avec ou à cause d’une femme, la liste serait
infiniment plus longue du côté négatif que du côté positif. Parmi les écrivains
et poètes que je côtoie & cultive sans cesse, si peu nombreux sont ceux qui
auront été, à cause d’une femme, heureux.
6.
On ouvre son Eckermann (nouvellement acquis
en même temps que la nouvelle acquisition de l’œuvre complète de Goethe,
Hamburger Ausgabe, 14 volumes), au-delà de la page 700, pour lire le tout
dernier entretien, le 11 mars 1832 — le maître mourra onze jours plus tard, le 22
mars.
Abends ein Stündchen bei Goethe in allerlei guten Gesprächen…
Ils parlent de la Bible, des apocryphes, de l‘Église,
du clergé (un anticléricalisme qui dans sa violence rappelle celui d’Érasme),
de la doctrine, de la foi, de l’éthique, de la Aufklärung, de Luther, du
protestantisme, des sectes, des grands hommes d’avant le christianisme, en
Chine, en Inde, en Perse, en Grèce, des créations de Mozart, Raffael,
Shakespeare — bref, sur quatre pages, un vaste &
solennel tour d’horizon sur des sujets essentiels : cela pourrait être la
synthèse ultime (et définitive) de la pensée goethéenne en matière de religion.
Or, déception. Les commentateurs, dès la
parution du livre, trois ans après la mort de Goethe, expriment les plus
grandes réserves sur l’authenticité de ces déclarations du maître (völlich ungoethisch) et décèlent de
substantielles interventions d’Eckermann, qui tente, dans ce dernier chapitre
des entretiens, de donner sur les positions religieuses de Goethe une image
lénifiante et déformée.
En ce qui concerne Jésus, Eckermann en son
temps, avait essayé de dissuader Goethe de publier dans le Nachlass ce fameux poème du « Divan » dans lequel le
poète, d’une façon si abrupte et lapidaire, nie la divinité du Christ :
Jesus fühlte rein und
dachte
Nur den einen Gott im stillen
Wer ihn selbst zum Gotte machte
Kränkte seinen heil’gen Willen
Nur den einen Gott im stillen
Wer ihn selbst zum Gotte machte
Kränkte seinen heil’gen Willen
(…)
Mir willst du zum Gotte machen
Solch ein Jammerbild am Holze
Mir willst du zum Gotte machen
Solch ein Jammerbild am Holze
[traduction littérale: Jésus sentait purement
et ne pensait / en silence (ou: tranquillement) que le seul Dieu (le Dieu un) / (celui)
qui le transforma en Dieu (fit de lui un Dieu) / outrageait sa sainte volonté (…)
Tu veux me faire un Dieu / de cette image de misère sur le bois (de la croix)]
C’est l’hérésie suprême.
Un an exactement avant sa mort, Goethe avait
déclaré, le 22 mars 1831, au jeune Boisserée qu’il n’avait pas trouvé de
confession à laquelle il aurait pu entièrement adhérer, keine Konfession gefunden, zu der ich mich völlig hätte bekennen können
7.
Elle dit : Si je viens chez toi, tu
voudras me déshabiller.
8.
Goliarda, je ne sais pas encore comment &
pourquoi elle est morte ; on la trouva, un jour d’août 1996, au bas de l’escalier
de la maisonnette de Gaeta, sur la côte tyrrhénienne. Elle n’a jamais tenu dans
ses mains son livre « L’Arte della gioia ».
9.
Depuis quelques jours, chaque matin, je m’assieds
dehors sur ma terrasse soleilleuse, sous le parasol. Je me dis : C’est le
dernier jour, cette année, où tu t’assieds dehors sur la terrasse soleilleuse,
puisque dès demain, ce sera l’automne & la froidure. Puis le lendemain,
encore, je m’assieds dehors, il fait soleil. Encore un jour où je ne suis pas
mort. Je me suis, sous le typhon, comme les
fourmis, accroché.
10.
Le grand livre des shunga, je l’ai ouvert au
milieu et posé sur le chevalet, double page avec une estampe (1817) de
Katsushika Hokusu, femme nue dans une posture acrobatique étalée sur le ventre de
l’homme, vulve béante parmi le foisonnement des poils, l’homme la pénètre de
son doigt et de son sexe, elle a la tête renversée dans un abandon éperdu,
bouche entrouverte, yeux clos, elle jouit.
LA LIASSE DES DIX MILLE FRAGMENTS
chap. XIV
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