jeudi 13 août 2015

soliloque aphasique

Anselm Kieffer

chapitre X

1.
Parmi les choses que font les humains Ils sont habillés de noir, ils brandissent des drapeaux qui sont noirs aussi, sur les drapeaux ils ont inscrit le nom de Dieu, ils attrapent un homme auquel ils mettent une combinaison rouge, ils l’enferment dans une cage grillagée, acheminent du carburant et brûlent l’homme vif

2.
Dans le petit matin du très chaud été de 1971, Pasolini écrit, dans le premier des cent douze sonnets, qu’il vient de trouver l’idée – l’idea che mi ha svegliato, miracolosa come la rugiada – comment se suicider : se pendre à un arbre du jardin, mais il y a encore tous ces sonnets à écrire, la corde, il la conservera, fidèle & rassurante, dans un petit tiroir

3.
Cet eunuque bigot de Zuckerberg m’a censuré et bloqué sur facebook pour avoir publié le sublime spectacle «Model Tableau Vivant / Skylight One Hanson » de Sarah Small avec cent vingt choristes, dont la moitié nus, des hommes des femmes des jeunes des vieux des beaux des laids, femmes avec leur ornement pubien triangulaire, hommes avec leur explicite pendouille caudale, spectacle de chant et de chorégraphie, surprenant, émouvant, j’en ai eu les larmes aux yeux – ma publication avait été partagée une centaine de fois, et maintenant elle n’y est plus, bannie pour délit de nudité. Faudrait qu’un jour quelqu’un explique en toute simplicité à Zuckerberg, que l’être humain, quand il ne porte pas d’habits, il est nu. Qu’il se mette devant un miroir et vérifie sur lui-même

4.
J’ai fait l’inventaire des plantes de ma terrasse : il y en a 149, du cactus miniature à l’olivier de plus de deux mètres, c’est un bonheur de chaque instant, je ne partirai nulle part cet été, mon ailleurs, c’est ici

5.
Rien de tout cela, disais-je, ne me revient, mais c’est là, comme si j’y étais, le monde est là, le ciel est là, et il fait soleil, et je suis là, avec mon hébétude, autant que ma lucidité, je suis hébété, tout le temps hébété devant le monde

6.
Je me force tout le temps à prendre en considération que le monde est là, alors qu’il est là avec une évidence si dévastatrice, mais tout le temps, tout au fond de moi, ça déclare : n’y a pas n’y a pas, comme si je m’exerçais, pour le temps, bientôt, où je ne serai plus là

7.
Permanent soliloque aphasique

8.
Moteur, là-bas, sur la colline, qui pétarade, et ici, tout près, sur le toit, ce vulgaire pigeon qui roucoule vulgairement, et ces deux guêpes qui viennent tournoyer autour de ma table, et ma pulsion de les tuer, et le ciel est là, tout bleu, et le soleil, je déclare qu’il fait bleu dans ma vie, il y a quelques semaines j’ai eu un horrible cauchemar, nightmare tout noir, et j’ai survécu, des tâches incontournables m’attendent, arroser les fleurs, arroser les fleurs, celles qui sont assoiffées, et celles qui le sont moins, et réminiscence de Calaferte, quand il parle du sexe, quand le sexe s’éteindra Dieu sera réellement mort, sans cesse je feuillette ses livres, ceux qui ont honte du sexe portent avec eux la mort, sa manie de mettre des majuscules

9.
Les agapanthes maintenant sont flétries, les blanches et les bleues, les longues tiges sont déplumées, agapanthus africanus, en latin c’est masculin

10.

Deux livres à lire en permanence jusqu’à la fin de la vie, « Der Mann ohne Eigenschaften » et « Der Tod des Vergil », c’est des livres qui peuvent à tout moment brûler, je le sais, tous les livres peuvent à tout moment brûler, don’t forget that, pensée qui me vient pendant que roucoule vulgairement le sale pigeon, c’est l’été, je fais une page, le ciel est bleu


LA LIASSE DES DIX MILLE FRAGMENTS
chap. 10


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