Nicolas de Staël, La lune, 1953 |
chapitre XII
1.
Biographème du crayon couleur : à la
mi-août chez le marchand de crayons je m’approvisionne en crayons couleur,
marque Stabilo, trois orange et deux jaune citron, c’est les couleurs dont je
fais le plus grand usage lors de mes lectures, travail du soulignement, je ne
lis jamais sans souligner, repérer les endroits où revenir, je lis pour relire
2.
Matin sur la terrasse, après l’abondante
averse de la nuit, bonheur pour les plantes, bonheur aussi pour les vignes sur
les collines alentour, après tant de jours de soleil dardant, elles étaient
exténuées, le matin ma grande table de travail en bois massif avait de nouveau
séché, je pouvais étaler livres et cahiers, je lis dans « L’Ombre des
figures » de Vasco Graça Moura, souligne avec le crayon orange l’expression
le lent caprice des plantes, son
livre posé sur le petit chevalet en bois
3.
Au bord de la plage de Guincho une femme lui demande
du feu, et pendant qu’elle le remercie, il lui vient l’idée que la déshabiller n’est pas ‘cosa mentale’, alors
qu’elle est déjà beaucoup déshabillée, manquent juste les seins et le bas-ventre
4.
Gide lit Bossuet sur le Congo ; Jorge
Semprun lit « Absalon ! Absalon » de Faulkner (en allemand !)
à Buchenwald
5.
Magique mécanisme de l’amorce : sur la
page lue, tel mot, telle image, et aussitôt on interrompt la lecture puisque l’écriture
demande à se déclencher, cela surgit, cela jaillit, perce l’écorce du jour, c’était
là, enfoui, peut-être déjà depuis longtemps, mais il fallait cette amorce-là
pour que cela s’ébauche. La lecture, écrit
Montaigne, me sert specialement à
reveiller mon discours, à embesongner mon jugement, et non ma mémoire, Astrid
W. un jour (au Café de la Mairie, place S. Sulpice) me fit grand plaisir en me
disant que depuis quelque temps un de mes livres était son moteur d’écriture
6.
Ce serait si intéressant, si émouvant de voir
les seins et le bas-ventre, si souvent, si facilement l’envie nous prend de les
voir nues, de voir leur corps en entier, comme si le visage, comme si le
regard, comme si le sourire annonçaient ça, promettaient ça : regarde-moi,
j’ai envie que tu me regardes, j’ai envie de ton envie, offre-moi ton érection
7.
De ma bibliothèque tout le domaine polonais a
disparu, tout Gombrowicz, tout le domaine tchèque, tout Kundera, tout le
domaine hongrois (Kertész a survécu, parce que classé ailleurs), tout le
domaine danois, tout le domaine suédois, tout Dagerman, tout le domaine
norvégien
8.
L’érection se fera plus tard, plus loin, au
gré des dédales de la Toile, magique & factice royaume du virtuel, et la
promesse se réalise par simulacre, c’est comme un exaucement, et ça te venge,
te console de toutes celles qui n’ont pas été disponibles, la voici qui s’offre
s’ouvre s’étale, donne accès à sa plus intime intimité, fabuleux paysage qu’aucun
poète n’a jamais réussi à décrire, et tu la contemples, sidéré, vibrant de
fascination, jamais assouvi de voir
9.
L’art de lire / l’art d’écrire, selon
Montaigne : Je feuillette à cette
heure un livre, à cette heure un autre, sans ordre et sans dessein, à pièces
décousues, tantost je rêve tantost j’enregistre et je dicte, en me promenant,
mes songes que voici (Essais, III,3)
10.
Premières pages de « Cruelle Zélande »
(1990) de Jacques Serguine : la nuit de noces de la toute jeune Stella,
viol conjugal, il doit être bien heureux,
il a gagné, il a réussi à amener tout entier en moi, dans mon propre corps,
dans mon propre for intérieur, ce géant et imbécile appendice de son corps d’homme…
— Avec ma Christiane, le 22 juin 1969, un an
(exactement 365 jours) après notre premier baiser, nous avons pour la première
fois fait l’amour, c’est elle qui avait choisi la date. Elle pleura,
bouleversée, maintenant je suis ta vraie
femme
LA LIASSE DES DIX MILLE FRAGMENTS
chap. XII
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