ÉLOGE
DE LA PÉNÉTRATION
en relisant "Lady Chatterley"
A
relire, aujourd’hui, « L’amant de Lady
Chatterley » (1928) de D.H. Lawrence, à relire, surtout, les pages
cruciales qui en firent un livre scandaleux et maudit, censuré et interdit, on
en reste interloqué, surpris et incrédule.
Le
passage le plus incriminé du livre comporte une quinzaine de pages qui évoquent
le coït entre un homme et une femme, Lady Constance Chatterley et le forestier
Oliver Mellors— ou,
plutôt, pour être plus précis, deux coïts. Sur le sol de la cabane du jardin.
Un
premier, qui pour la femme se passe mal, « oui,
dit-il, c’est raté, cette fois-ci, vous étiez absente… », elle n’a
rien senti — il n’y
a eu que « cette sorte de frénésie
du pénis acharné à obtenir sa petite crise d’évacuation… »
Puis,
aussitôt après ce ratage, s’enchaîne la deuxième séquence, deuxième tableau du
diptyque. Quand l’homme s’est reboutonné et s’apprête à partir, Constance le
rappelle, lui demande de la tenir, elle veut être sauvée de la résistance qu’elle lui a opposée. Et dans les bras qui
la reprennent, elle devient « petite
et câline », et pour l’homme « infiniment désirable ».
Les
quatre pages suivantes sont un éloge lyrique de la pénétration et de la
possession, une célébration de l’extase charnelle et de la fascination
sensuelle des corps : « Comment
était-ce possible, cette beauté, là même où elle avait naguère senti tant de
répulsion ? »
Le
pénis en elle lui procure un intense orgasme — évoqué en une longue phrase qui s’étale sur une
page entière et où, avec force métaphores océaniques de vagues et de plongeons,
il n’est question que de beauté, d’émerveillement, de béatitude…, cela avait
été « plus délicieux que rien d’autre
ne pourrait jamais l’être… »
La
description de l’accouplement est tout allusive, l’intensité des sensations est
évoquée en termes imagés. Et le lexique anatomique, pour l’homme, comporte une
ou deux fois les mots « pénis » et « couilles » — « La vie
dans la vie, la simple beauté, puissante et chaude ! Et le poids étrange
de ses couilles entre les jambes ! Quel mystère ! Quel poids étrange,
lourd de mystère, qu’on pouvait tenir ainsi, doux et lourd, dans ses mains… » .
Et pour l’anatomie féminine, juste les mots « seins » et « ventre »,
le sexe n’est nommé par aucun mot — en tout cas pas dans ce passage-ci ; (il est
vrai que dans le roman entier l’accusation avait repéré quatorze fois le mot « cunt ».)
A
relire aujourd’hui, après quatre-vingts ans, ces pages cruciales, toutes tendres
et délicates, d’une éloquence lyrique presque fleur bleue, on se demande
comment et pourquoi diable, on ait pu appeler cela obscène et obtenir une
interdiction pour pornographie qui durera plusieurs décennies, aux USA jusqu’en
1959, et en Angleterre jusqu’en 1961, où la publication non expurgée fut enfin
permise, au bout d’un procès ridicule, hallucinant et pathétique qui dura toute
une semaine.
Ce
qui se passe entre un homme et une femme au moment de l’accouplement peut être
ressenti comme quelque chose d’inouï, quelque chose de miraculeux — et s’il est presque impossible d’en parler de façon
adéquate, on peut estimer que la tentative de Lawrence d’y mettre des mots est
une émouvante subversion contre le mutisme, contre la bêtise, contre la haine
du corps et du plaisir.
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