mercredi 30 novembre 2011

La dédicace de Thomas Bernhard






LA DEDICACE DE THOMAS BERNHARD

Pas de hâte, pas de précipitation, non c’è fretta, ‘s hat keine Eile, nous avons le temps, rien ne presse, plus rien ne doit presser, ce sont des injonctions qui viennent, toutes seules, fermes, sans se presser, laissons faire laissons venir, le temps, pour le moment, ne compte pas. Je suis assis à côté de Thomas Bernhard devant une espèce de meuble-secrétaire qui est en même temps une sorte de Hammerklavier, Thomas examine le texte d’un cahier posé comme une partition au-dessus des touches en faux ivoire du clavier ; il me montre un mot dans le texte (écrit en français) et me demande s’il est au féminin, il semble qu’il ait besoin de cette précision, sans doute en vue d’une dédicace qu’il s’apprête à faire. Je suis tout chamboulé qu’il ait encore eu le temps et l’occasion de venir me voir, de passer cette après-midi chez moi, dans ma maison au bord de la rivière qui dehors devant la fenêtre coule coule. Thomas est de bonne humeur, détendu, souriant même, il est content d’être là, comment se fait-il que…si peu de temps avant de… avant de…, et j’hésite, fais des calculs, cherche dans le déroulement des jours, trouver le jour, trouver la brèche dans le temps, si peu de temps avant que…, avant que… Il est assis à ma gauche, porte son chandail gris-vert en laine, chic & chaud ; il examine le texte et me pose cette question à propos du féminin d’un mot écrit à la marge du manuscrit, et moi je suis chamboulé de bonheur qu’il soit venu, qu’il ait pu venir, qu’il soit là, calme, à l’abri, chez moi, bonheur précaire & menacé, puisque dans ma tête je cherche à situer ce jour, soudain plus rien ne compte que le temps…, comment avons-nous fait pour avoir, avant sa mort, encore le temps ? 

 
 dans: LA PIVOINE DE CERVANTES, éditions La part commune, 2011

tout juste avant de perdre raison...

graphisme L. Sch.




tout juste avant de perdre raison
il avait encore eu & noté
quelques pensées déraisonnables

tout juste avant de perdre vie & vue
il avait encore eu la douce vision
d’une vulve ouverte, rose & luisante


 dans: L'envers de tous les endroits, éditions phi, 2010

où veux-tu en venir...

Ivan Konstantinovitch Aivazovsky, naufrage, 1890




où veux-tu en venir ?, je ne veux ni venir ni aller, les wagons déraillent les fokkers crashent les chaloupes chavirent les bagnoles dérapent les semelles se trouent les trams tombent dans des ravins les bicyclettes se braquent les juments se cabrent les taxis explosent les cerfs-volants prennent feu les ascenseurs prennent l’eau les rollers strabisent les métros s’ensablent les cercueils s’envolent comme mouettes dans les embruns, alors je ne veux ni aller ni venir ni circuler ni naviguer


 dans: Le murmure du monde, Le Castor Astral, 2006

mardi 29 novembre 2011

silence, silence...

Caspar David Friedrich, Mönch am Meer, 1809




silence, silence à tailler à la hache
épais, étanche, presque métaphysique

dans la maison, chaud comme dans un ventre
dehors, hostile grisaille, froidure

j’ai mis, ce matin, une chemise toute blanche
comme pour conjurer le banal destin

le monde, m’a-t-on dit, existe depuis longtemps
et il se pourrait que le monde existe encore

je n’en suis pas si sûr – mais je respire respire



les poètes qui font de la pouaisie...

Carl Spitzweg, le poète, 1839




les poètes qui font de la pouaisie

sont chiants
vous n’écrivez pas encore assez mal
disait Gaston Miron aux jeunes bardes
qui ont la chatouille séraphique

je ne vous demande pas un câlin
mais du knock out

pas un battement d’aile
mais du naufrage

vos fanfreluches ne feront jamais
la corde où pendre Villon

vos peut-être ne sont jamais peut-être
vos jamais ne sont jamais jamais

vos fleurs sans tige n’engrosseraient aucun archange
et vos bien-aimées se mettent trop de rouge à lèvre


 dans: RUINE DE PAROLE, éditions phi / Ecrits des Forges / l'Arbre à paroles, 1993

lundi 28 novembre 2011

poème théologique

gravure Gustave Doré




je vais trouver Dieu dans sa Grande Maison

et lui dis enfin ce que j’avais à dire
je dis : écoute, je ne veux pas être immortel

et Dieu fait avec les bras de grands gestes ronds
comme un moulin à vent

et il dit : mille sabords de mille sabords
nous allons saborder tout ça

et il saisit les épaisses plaques
où tout est inscrit, une par une
et les jette par la fenêtre

et à la fin il jette aussi
la clé et le paillasson

et peu après quelques-uns l’ont vu
lui-même par la fenêtre se jeter


 dans "L'envers de tous les endroits", éditions phi, collection graphiti, 2010

dimanche 27 novembre 2011

écrire comme s'il n'y avait plus d'encre...

dessin: Gürbüz Dogan Eksioglu



écrire comme s'il n'y avait plus d'encre
parler pour égorger les mots
se taire enfin, sans gesticuler
passer au silence comme on passe au salon
passer à la solitude comme on passe à table
pour le dernier aveu
sous une ampoule à dix millions de watts
crache! 

 dans: L'envers de tous les endroits, éditions phi, 2010



pomme pourrie...

pomme pourrie [mowgli.blog.lemonde.fr]




Jette-je ou jette-je pas cette pomme demi-pourrie, la question était davantage dans le regard que dans les mots, contaminée jusqu’au cœur de la chair, physiologie irréversible, elle avait été choisie, auserkoren, pour ses jolies joues vermeilles, et maintenant ces symptômes de damnation, sceau de la mort certaine, le fruit beau & lascif de la tentation n’est plus qu’une franche misère, la petite gloire rayonnante gorgée de sucre & de vitamines n’est plus qu’une mollassonne amertume, et je te cherche du regard pour que tu me fasses savoir, mais il n’y a plus à chipoter sur ton verdict, la jette-je ou la jette-je pas, ton mauvais œil en coin ne balance pas : tu jettes tu jettes tu laisses tomber, c’était une question de temps, juste une question de temps : cette pomme, il y a dix jours, cette pomme je la croquais


 [inédit - projet "Semikolon"]

samedi 26 novembre 2011

la seule chose à dire...


 Jean-Marie Biwer, trois bouleaux, nov. 2011 ©
 



sur tant de milliers de pages
la seule chose à dire, je ne l’ai pas dite

stupeur devant l’existence
étonnement devant le monde

vivre, respirer comme si cela allait de soi
chaque matin au sortir du néant se réveiller

l’émerveillement devant l’amour
ai-je jamais réussi à l’exprimer ?

mais le non-dicible, c’est ce qui me fait dire






je ne suis pas mort

Jean-Marie Biwer, "bouleaux en automne", 2011




écrire pour préparer le terrain d’écriture
écrire encore ceci avant de commencer à écrire

écrire vite vite choses simples & banales
avant d’ouvrir la brèche vers les profondeurs

écrire vite vite les petits riens de la vie
afin d’accéder au grand tout de la mort

écrire le frémissement de l’herbe
avant de thématiser le Frisson de l’existence

balbutier encore & encore : je ne suis pas mort 




vendredi 25 novembre 2011

Erasme en Italie

Erasmus, Holbein, 1523, Louvre

  ee

  ENCRES D'ANTAN - chroniques littéraires & philosophiques
parues dans LIVRES / BÜCHER, supplément littéraire mensuel du quotidien 'tageblatt' 

ERASME EN ITALIE
L'humaniste du nord au pays de Valla

Lorsqu’en été 1506 il se met enfin en route vers le sud, Erasme réalise un souhait ardent vieux de vingt ans et à plusieurs reprises déçu : faire le voyage de l’Italie. Quelle Italie ?

Et cela commence mal. En traversant les Alpes vers Turin, tout en haut dans la sauvage montagne, parmi cols & ravins, Erasme a un gros coup de blues. Nous en connaissons la raison et les détails, car notre voyageur a tout noté dans un long poème de 246 vers, le « De senectute carmen » (le chant de la vieillesse), une mélancolique méditation sur la fuite du temps et sur le sens de la vie et de la mort.

Erasme n’a pas encore quarante ans, sa renommée est en train de s’étendre à toute l’Europe savante et lettrée, les meilleurs esprits d’Angleterre, de France, de Hollande, d’Allemagne, d’Espagne, etc., s’intéressent à ce brillant auteur d’un best-seller, sa première œuvre publiée en 1500 chez J.Philippi à Paris : les « Adages », un recueil de plus de 800 tournures proverbiales empruntées aux auteurs anciens et commentées par Erasme avec une riche et souveraine érudition, œuvre à laquelle il n’arrêtera pas de travailler, une sorte de livre permanent comme seront les Essais de Montaigne, augmentant, corrigeant, nuançant, au fil du temps, au gré de ses réflexions et des événements dans le monde. 

Mais pour le moment notre auteur se morfond, fait une pause dans son élan, doute de lui-même, médite, se lamente sur le temps perdu & la vieillesse imminente, après le printemps, dit-il avec la mauvaise foi de la déprime, après le printemps voici l’hiver, zappant et l’été et l’automne…

Il poursuit son chemin, descend dans la vallée, et le voici à Turin, où aussitôt on lui offre (sans qu’il l’ait demandé, dit-il) le bonnet de docteur en théologie. Car les Italiens ont lu son « Enchiridion militis christiani » (Le manuel du soldat chrétien) dans lequel il avait défini en 1500 avec une audace certaine une nécessaire réforme de la religion catholique, une bonne quinzaine d’années avant le scandale de Luther.

Ils savent aussi qu’Erasme, il y a quelques mois, a publié un petit livre d’un des leurs : Lorenzo Valla (1407-1457), dont par le plus heureux des hasards il avait découvert à Louvain un manuscrit avec des annotations sur le Nouveau Testament, texte dans lequel Valla suggère qu’il faudra revoir et corriger le texte de la Bible, mal traduit et plein d’erreurs. De l’examen philologique et historique des textes à une mise en question philosophique et temporelle des vérités « éternelles », il n’y a qu’un pas.

Ce pas, Erasme sera un des premiers à le franchir, à sa manière, efficace et sans gesticulations, en travaillant pendant une dizaine d’années sur une nouvelle traduction (à partir du grec) de l’intégralité du Nouveau Testament. 

De tout cela Erasme discutera avec ses interlocuteurs en Italie, la patrie première de l’humanisme ; on le verra à Bologne, à Florence, à Padoue, à Rome. Mais nulle part, ni dans son œuvre ni dans son abondante correspondance, il ne parlera de cette splendide Italie de la Renaissance, avec ses Raffael, ses Michelange et sa basilique de S.Pierre : c’est que cette Eglise triomphante n’est pas du tout à son goût – et bientôt il en parlera avec une belle & volubile colère.
Non, l’Italie qui l’intéresse est toute en papier !

Et il trouve un endroit où il sera dans son élément : l’imprimerie d’Alde Manuce à Venise, et il y passera huit mois comme hôte du fameux imprimeur-humaniste.

Séances de travail fébriles, débats philologiques, projets d’édition, et dans le brouhaha des ateliers vénitiens Manuce dirige les travaux, et Erasme écrit, écrit.

Dans une intense complicité les deux compères travaillent sur de nouvelles éditons des auteurs classiques : Sénèque, Plaute, Térence, et Erasme tout en lisant & relisant, corrigeant les épreuves, augmente considérablement son livre des « Adages » qui ressortira chez Manuce en 1508, passant de 800 chapitres à 4151. (*)

Puis en été 1509, c’est la fin de ce fructueux séjour italien, Erasme se remet en route vers le nord, tonifié, enthousiaste, et chevauchant à travers les Alpes, pendant des jours et des jours, dans sa tête il compose ce qui va devenir son chef-d’œuvre : « L’Eloge de la folie ».

Avec exubérance et avec une érudition jubilatoire, mais insistance aussi, et insolence et même colère, Erasme par la voix de la folie – car le Je de ce joyeux sermon c’est la Moria, la folie – fustige les travers de l’humanité, faisant une satire acerbe des docteurs, professeurs, poètes, orateurs, théologiens, cardinaux et évêques, sans oublier le pape, qui en prend gros pour son grade...

Mais cette œuvre, écrit le spécialiste érasmien J.C. Margolin, « cette œuvre, conçue avec légèreté dans un moment d’optimisme, n’a pas fini de délivrer son message polyphonique, car, derrière la satire de toutes les folies humaines, se profile une conscience ironique de soi, où Socrate, Salomon et le Christ se trouvent réconciliés ».

La vraie sagesse, c’est la folie, c’est elle qui nous donne l’énergie de vivre, le goût du bonheur, et nous rend créatifs et entreprenants, c’est elle qui nous conduit à l’égarement de la vraie piété.

Lambert Schlechter

(*) sensation éditoriale: l'ensemble des ADAGES (5440 pages) vont paraître en cinq volumes aux éditions Les Belles Lettres, dans quelques jours, début décembre 2011
 


Yeti fleur bleue...





  
des jours où elle se moque :
qu’est-ce que t’es fleur bleue & kitsch

des jours où elle s’indigne :
qu’est-ce que t’es vicieux & phalloguidé

puis elle se reprend et me rassure :
j’aime bien tes petites pouaisies

puis elle se ravise et m’encourage :
j’aime bien ta façon de me prendre

autant troubadour que Yeti : elle m’aime



mercredi 23 novembre 2011

son dernier jour...

Herwig Zens, Kupferstich, Basel, 1988





Choses qu’on dira sur son dernier jour :
qu’il a lu encore quelques poèmes de Tranströmer

il y avait grand vent, c’étaient des vers sur Grieg
« je suis remonté jusqu’ici pour ferrailler avec le silence »

le clebs du voisin aboyait hystériquement après les vaches
et les vaches de concert meuglaient de façon préoccupante

aucun autre indice mal à propos
ni aucune prémonition de mauvais goût

son dernier jour était un jour normal



aimer, si ce n'est pas grand péril...

Jérôme Bosch - Le jardin des délices (détail), 1500 - [web gallery of art]




aimer, si ce n’est pas grand péril
    aller jubileusement vers le précipice

aimer, si ce n’est pas risquer le néant
    au lieu de ronronner le long des jours

aimer, si ce n’est pas s’abandonner
    à la décisive & incandescente menace

aimer, si ce n’est pas quitter la léthargie
    pour un éveil éblouissant

l’amour, ça fait autant mourir que vivre


quand les mots ne servent plus...

Dürer - Flügel, Aquarell, 1512, Wien - [web gallery of art]







  
quand les mots ne servent plus
à marchander les radis ou le bleu du ciel

quand les phrases renoncent
à commenter les tribulations du moi

quand le langage ne sert plus à rien
sauf à baliser sans fin un Domaine sans nom

quand les mots soudain me chaotisent
tout ce que je croyais savoir & connaître…

c’est ce que je demande au poète : du vertige



sur la pente de la vie...

près de mon village, le 19 novembre







sur la pente de la vie,
plus le temps va vite, plus il ralentit

moins il reste de moments,
plus ils irradient

autrefois pour une journée de soleil
on disait : il fait beau aujourd’hui

ce matin, sous le ciel bleu
je dis : il fait beau dans la vie

j’aime et chaque instant est grâce



l'Etrangeté de tout ce qui est...

près de mon village, le 20 novembre 2011




parfois, soudain, dans une fulgurance
dans une interruption du flux de conscience

dans un arrêt de la cascade des moments
et silence dans la rumeur de l’univers

parfois, soudain, j’ouvre grand les yeux
et vois comme je n’avais jamais vu

parfois, soudain, je suis stupéfait
et j’ai l’impression  d’être seul

à voir l’Étrangeté de tout ce qui est



mardi 22 novembre 2011

petit matin, dans la grisaille...

wer jetzt kein Haus hat...
RILKE

dans les Ardennes, près de mon village, 20 novembre 2011 [copyright: L. Sch.]






petit matin, dans la grisaille
premiers cafés, premières cibiches

et quelques pages dans Sévigné
la journée s’annonce bien

c’est silence ici, et solitude
mais les mots sur la page vibrent

c’est une journée de la vie, encore une
c’est peut-être, comment savoir, la dernière

c’est une journée où j’ai dit : je t’aime