LA DEDICACE DE THOMAS BERNHARD
Pas de hâte, pas de précipitation, non c’è fretta, ‘s
hat keine Eile, nous avons le temps, rien ne presse, plus rien ne doit presser,
ce sont des injonctions qui viennent, toutes seules, fermes, sans se presser,
laissons faire laissons venir, le temps, pour le moment, ne compte pas. Je suis
assis à côté de Thomas Bernhard devant une espèce de meuble-secrétaire qui est
en même temps une sorte de Hammerklavier, Thomas examine le texte d’un cahier
posé comme une partition au-dessus des touches en faux ivoire du clavier ;
il me montre un mot dans le texte (écrit en français) et me demande s’il est au
féminin, il semble qu’il ait besoin de cette précision, sans doute en vue d’une
dédicace qu’il s’apprête à faire. Je suis tout chamboulé qu’il ait encore eu le
temps et l’occasion de venir me voir, de passer cette après-midi chez moi, dans
ma maison au bord de la rivière qui dehors devant la fenêtre coule coule.
Thomas est de bonne humeur, détendu, souriant même, il est content d’être là,
comment se fait-il que…si peu de temps avant de… avant de…, et j’hésite, fais
des calculs, cherche dans le déroulement des jours, trouver le jour, trouver la
brèche dans le temps, si peu de temps avant que…, avant que… Il est assis à ma
gauche, porte son chandail gris-vert en laine, chic & chaud ; il
examine le texte et me pose cette question à propos du féminin d’un mot écrit à
la marge du manuscrit, et moi je suis chamboulé de bonheur qu’il soit venu,
qu’il ait pu venir, qu’il soit là, calme, à l’abri, chez moi, bonheur précaire
& menacé, puisque dans ma tête je cherche à situer ce jour, soudain plus
rien ne compte que le temps…, comment avons-nous fait pour avoir, avant sa
mort, encore le temps ?
dans: LA PIVOINE DE CERVANTES, éditions La part commune, 2011
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