mardi 9 février 2016

bon grain bon grammage

peinture de Pierre Aleschinski



chapitre LVI

 

1.

Tout là-haut dans le ciel passent les oies sauvages, séquences éparses pour une fugue en mi mineur, notes échappées à Bach et que Ligeti remettrait dans une portée, verdammt synkopisch, etwa für Blockflöte & Pauke, mit Gryphius- & Traklsilben in der linken Hand.

 

2.

Bouche à bouche ils sont, Raphaël et la fille du boulanger, elle se contorsionne un peu pour offrir sa vulve bellement poilue, le peintre a gardé son chapeau à trois plumes, dans une main il tient le pinceau, dans l’autre la palette, gravure de Picasso du 1er septembre 1968, de son sexe raide et bien couillu il commence à pénétrer sa muse.

 

3.

Dans une page de ses carnets en mars 1894, Henry James aligne une centaine de noms propres à prévoir pour des personnages, Moro – Snape – Gossage, il essaye des phonèmes, des réminiscences, des inventions, Mme d’Ouvré (ou Ouvray) – Goldberg – Vandenberg – Vanderberg, faut s’éloigner du clavecin, c’est une allusion trop pédante, Mme de Jaume ou Geaume – Mordan – Gwither (ou Gwyther), le nom peut à la rigueur saborder le personnage, Luracalla – Lucariello - Liracolli – Loriocelli – Vanderbank, etc., le nom à lui seul déclenchera les péripéties, il y a des noms propres qui sont à eux seuls des romans, qu’ils soient écrits ou pas. On imagine préoccupations comparables chez Pirandello.

 

4.

Image de la pénétration — fascine autant qu’elle mélancolise.

 

5.

(…) meine grundlose Lautwerderei (Nora Wagener) — la tentative de traduction des sept syllabes de ces deux mots allemands donne quelque chose comme : alors qu’il n’y avait aucune raison j’élève très fort la voix. Génie de la langue allemande qui permet d’inventer des mots nouveaux, proprement inouïs — et qui sont aussitôt compréhensibles. En allemand, on ne forge pas des néologismes — on laisse faire la langue.

 

6.

Me fascine parce que je n’ai toujours pas bien compris comment cela fonctionne au juste ; me mélancolise parce que ça me fait des réminiscences trop explicites.

 

7.

L’abandon est ce tremblement de terre que la bête du cœur devine avant qu’il arrive. — Christian Bobin, Noireclaire, 2015

 

8.

Et elle avait dit : For forty years I waited for you under the lime tree…

 

9.

Quand je veux me faire du bien et me rasséréner un peu je vais voir mon jeune cousin du Creusot, personne n’est plus accueillant que lui, ça fait plus de trente ans qu’on se fréquente, je lui raconte comment ses soixante livres, minces volumes rassemblés sur une planche, « Le huitième jour », « La part manquante, « Lettres d’or », je lui raconte comment tous ses livres ont brûlé, c’est le genre d’histoires insensées que lui il comprend, je lui raconte comment il y a plus de trente ans, ma femme, peu de temps avant de mourir, avait lu pour le ‘Téléphone de Poésie’ quelques pages dans « Lettres d’or », sur fond musical de la 82e Cantate « Ich habe genug »,  la mort chez lui est omniprésente mais ne compte pour rien, la mort est la mort d’un moineau, la mort a une indicible couleur, un air de hautbois dans Bach, un signe spécial de ponctuation, un voyage à Bratislava, un absentement dans l’absence, un manquement dans le manque, une carence dans l’éloignement, message du destin sans que le destinataire ne soit dit, je lui écris que quelques mots de cette lettre me serviront à faire un poème, je lui écris que le brouillon de cette lettre je l’inscris sur le blanc d’une page dans son dernier livre, bon grain, bon grammage, au fond de la plus lourde tristesse il demeure encore un résidu de jubilation.

 

10.

Épinglage de l’expression chagrin d’amour — puis aussitôt évoquer Akhmatova, en 1912, pour faire diversion, aller à la recherche de son poème, et il y en a plusieurs, et de sa lettre, et il y en a plusieurs, poèmes & lettres du chagrin, l’écharde qui vibre, et larmes d’encre, atteindre encore l’être aimé par l’encore de l’encre, parole biaisée, ein Versprecher, en corps de l’être aimé, est-ce qu’on en meurt, dis-moi si on en meurt, et elle rétorque : mais qu’est-ce que tue en sais du suicide, au lieu d’écrire tu je viens d’écrire tue, ein Verschreiber, mécanique rebelle de la plume, métal incompatible avec les bienséances, en corps en sexe, depuis des semaines & des mois je n’ai envie, en vie, que d’écrire ça : le vacarme que fait l’écharde quand elle remue & elle remue tout le temps.

 

 

 

 


LA LIASSE DES DIX MILLE FRAGMENTS     





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