samedi 29 novembre 2014

Ressuscité le troisième jour





convocation à la caserne, nous avions encore une armée, j’avais remis trop tard ma demande de sursis d’étudiant, faut y aller, trois jours, vieille lépreuse caserne Vauban sur le plateau du Saint-Esprit, nous étions une vingtaine, tests d’intelligence, formulaires à remplir, orthographe et calcul, à côté de moi un épais gaillard qui sait à peine écrire, tests de la vue, au cas où on serait chauffeur, au cas aussi où faudrait viser une tête un cœur un ventre, au petit matin, avant d’y aller, j’avais mis sur le plateau un disque avec les ouvertures de Rossini, j’étais seul dans la salle à manger, seul & angoissé, ils m’avaient donc attrapé, par ma faute, grande salle de douche, nous y entrons tous les vingt, les illettrés et les intellos, pareillement nus, je n’avais jamais été nu en public, jamais été nu devant quelqu’un, même pas devant une fille, je n’avais pas encore été avec une fille, sous la douche, pâle, savant et puceau, exhibant malgré moi misérablement bite & couilles, il convient de faire comprendre aux soldats qu’ils sont égaux devant la nudité, comme ils seront égaux au moment du massacre, leur corps pâle & fragile sera troué, ils hurlent maman maman, et tout leur sang s’écoule, et dans l’épais tissus kaki de l’uniforme sale et déchiré, on les met en terre, morts pour la patrie, on grave leurs noms & leurs dates sur d’obscènes monuments, après trois jours d’inspection, on me relâche, ressuscité tertia die, auferstanden am dritten Tage, je reprends mes études, Rousseau Héraclite Husserl, au cours de l’année, l’armée obligatoire est abolie, le soldat depuis les débuts de l’humanité, c’est tuer et se faire tuer, une des principales caractéristiques de l’humaine espèce, cela n’existe nulle part ailleurs dans le règne animal : tuer sans se nourrir du cadavre de sa victime, dans la Somme il y eut certains jours des milliers de cadavres par jour, question de conquérir cent cinquante mètres de terrain, c’était au temps de Stravinski, de Rilke et d’Einstein


dans: "Le murmure du monde", vol. VI - inédit

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