convocation
à la caserne, nous avions encore une armée, j’avais remis trop tard ma demande
de sursis d’étudiant, faut y aller, trois jours, vieille lépreuse caserne
Vauban sur le plateau du Saint-Esprit, nous étions une vingtaine, tests
d’intelligence, formulaires à remplir, orthographe et calcul, à côté de moi un
épais gaillard qui sait à peine écrire, tests de la vue, au cas où on serait
chauffeur, au cas aussi où faudrait viser une tête un cœur un ventre, au petit
matin, avant d’y aller, j’avais mis sur le plateau un disque avec les
ouvertures de Rossini, j’étais seul dans la salle à manger, seul &
angoissé, ils m’avaient donc attrapé, par ma faute, grande salle de douche,
nous y entrons tous les vingt, les illettrés et les intellos, pareillement nus,
je n’avais jamais été nu en public, jamais été nu devant quelqu’un, même pas
devant une fille, je n’avais pas encore été avec une fille, sous la douche,
pâle, savant et puceau, exhibant malgré moi misérablement bite & couilles,
il convient de faire comprendre aux soldats qu’ils sont égaux devant la nudité,
comme ils seront égaux au moment du massacre, leur corps pâle & fragile
sera troué, ils hurlent maman maman, et tout leur sang s’écoule, et dans
l’épais tissus kaki de l’uniforme sale et déchiré, on les met en terre, morts
pour la patrie, on grave leurs noms & leurs dates sur d’obscènes monuments,
après trois jours d’inspection, on me relâche, ressuscité tertia die, auferstanden am dritten Tage, je reprends mes études,
Rousseau Héraclite Husserl, au cours de l’année, l’armée obligatoire est
abolie, le soldat depuis les débuts de l’humanité, c’est tuer et se faire tuer,
une des principales caractéristiques de l’humaine espèce, cela n’existe nulle
part ailleurs dans le règne animal : tuer sans se nourrir du cadavre de sa
victime, dans la Somme il y eut certains jours des milliers de cadavres par
jour, question de conquérir cent cinquante mètres de terrain, c’était au temps
de Stravinski, de Rilke et d’Einstein
dans: "Le murmure du monde", vol. VI - inédit
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