Le jardinier de Hardanger |
A la fenêtre du
sud, assis, le matin – le soleil oblique d’hiver peine à monter dans le ciel tacheté
de nuages, encore et encore des embellies, quand je lève les yeux de la page,
cela m’éblouit, les heures passent lentes, je mets trois étoiles à un poème
d’Olav H. Hauge, ‘Kvardag’ / ‘Alltag’, que je lis en bilingue, et je le lis
encore une fois, puis une troisième fois, compare les mots norvégiens (ou
plutôt nyorsk) et allemands, ils sont souvent cousins, dei store stormane / har du attum deg… // die schweren Stürme / hast du
hinter dir… et je laisse le soleil oblique m’éblouir, et j’arrête de lire,
ne tourne pas la page, lirai les autres poèmes une autre fois, je me suis
réveillé avec un mauvais rêve, la canule enfoncée dans la gorge,
près de la carotide, s’était détachée, je sentais le sang gargouiller, j’allai
trouver les infirmiers et les toubibs dans la cave, routiniers insensibles
arrogants, habillés de combinaisons blanches, et j’étais là, hébété, avec ma
canicule défaite, ils me dévisageaient, et l’un d’eux me demanda quelle maladie
j’ai, je bredouillai quelque chose comme crabe, et j’attendais qu’il me
réenfonce la canicule, à vif, à un autre endroit du cou, à l’intérieur il y
avait abondance de sang, ça stagnait dramatiquement, je sentais que c’était
prêt à déborder, je marque les trois étoiles à côté du titre du poème, relis à
haute voix, puis je vais chercher mon cahier des traductions, cahier à
couverture de toile grise et tranche rouge vif, cahier d’écolier comme nous en
avions il y a cinquante ans, je pose sur ma table l’épais ‘Langenscheidts
Handwörterbuch Französisch’, et je commence à traduire le poème, le lexique est
simple, la syntaxe élémentaire, dei store
stormane / har du attun deg… // les grosses tempêtes / tu les as derrière toi…,
et le soleil continue à m’éblouir, encore et encore il passe par des
brèches dans les nuages, dans l’herbe sous le tilleul, la pie sautille &
volette, une grosse noix dans le bec, en
ce temps-là tu ne demandais pas / pourquoi tu existais / d’où tu venais, où tu
allais / tu n’étais que dans la tempête / n’étais que dans le feu…, la nuit
dernière j’ai posé dehors sur une souche un œuf à l’intention de la pie, on dit
la pie vorace & voleuse, je n’aime pas la pie, elle a bâti son nid tout en
haut du tilleul, à part de temps en temps deux ou trois mésanges, c’est le seul
oiseau que je vois en cette saison, faut pas que le sang se fasse sentir, il
doit circuler en silence, comme le voulait Harvey, faut pas que le sang
gargouille, faut pas que le sang remplisse à gros bouillons la bouche et se
répande sur la poitrine, ma mésange dit
l’amante attendrie, quand après l’amour elle cajole mon sexe blotti dans sa
paume, mais on peut vivre aussi au jour
le jour / le jour gris et tranquille / planter des patates, ratisser les
feuilles / porter des fagots…, pendant que j’écrivais, la cigarette dans ma
main gauche a brûlé un trou dans la page trente-quatre du livre de Hauge,
dehors dans la prairie le cheval hennit, la bite, se recroquevillant après la
paroxystique raideur reste hypersensible et apprécie beaucoup la chaude caverne
de la main, l’œuf que j’ai posé sur une souche pendant la nuit, ce matin a un
large trou, la pie l’a donc trouvé, elle a vidé la moitié du savoureux contenu,
il y a tant de choses à méditer sur terre
/ une vie d’homme ne suffit pas…, un personnage en bottes entre dans le
pré, puis s’en va avec les chevaux qui m’ont tenu compagnie pendant quelques
semaines, si précieuse présence, j’entends encore longtemps les huit sabots sur
le bitume, Olav H. Hauge meurt à 86 ans, en 1994, il a vécu toute sa vie dans
le fjord de Hardanger, comme jardinier, grand amateur de poésie classique
chinoise, il publie une quinzaine de recueils, après le travail tu peux faire rôtir du lard / et lire des vers chinois…,
le jardinier de Hardanger entretemps
est devenu un ami, je mets son portrait noir & blanc sur le mur, à côté de
celui de Ludwig Hohl, visages qui m’émeuvent, regards qui me protègent, il
reste encore des feuilles du tilleul à ratisser, j’en étalerai une couche sur
la platebande des tulipes et des narcisses, il n’y a pas encore eu de gel, la
tendre buccale fournaise de l’amante prendra soin de ma bite sinistrée, quand
nous parlons des saisons, c’est de la mort que nous parlons, sans dramatiser,
dans sa ferme Olav Hauge avait une grande bibliothèque, après les travaux dans
le vaste verger, il lisait, Hölderlin Trakl Celan Rimbaud Mallarmé Browning Yeats,
il n’y a pas lieu de dramatiser, ce que nous avons de plus précieux, c’est le
soleil, la totale & absolue merveille du soleil, quelques poètes ont essayé
de thématiser cela, moi aussi j’ai souvent essayé, mais n’ai jamais réussi, je
ne suis pas assez poète, ce dont nous vivons, élémentairement, c’est la lumière
et la chaleur, moment unique entre tous quand l’amante veut que tu jouisses,
moment unique entre tous quand l’amante veut ton sperme, nous sommes à un emplacement
dans l’univers, où il y a cette lumière et cette chaleur, cela nous fait vivre,
le vieux Laërte taillait ses rosiers /
bêchait autour de ses figuiers / et laissait les héros se battre à Troie…
dans: Le murmure du monde, vol. VI
inédit
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