Fragment 888 — C’est un ouvrage assez
épais de saint Augustin dont personne n’a jamais rien su et qui n’apparaît
nulle part dans son abondante bibliographie : le « De sollicitudine
membri » [Sur le souci du membre], écrit pendant vingt-cinq ans, entre 396
et 421, à raison de plusieurs fragments par semaine, en tout 5188 alinéas datés
et numérotés, dans une écriture cryptée.
Personne ne sait dans quelles
circonstances les trente-trois volumes du manuscrit ont disparu, et d’ailleurs
cela importe peu, puisque le texte n’aurait jamais été déchiffré, le cryptage
étant à toute épreuve.
C’est un des ouvrages les plus originaux
qui aient jamais été écrits : le thème unique et exhaustif, en est ce que
l’auteur appelle mon zigouton, d’après
un mot qu’il avait trouvé, pendant ses recherches pour « La cité de
Dieu » dans un libelle babylonien compilé à Alexandrie vers 175 avant
l’ère nouvelle, d’après une collection de tessons impudiques datant du règne de
Nabopollassar, vers le début du VIe siècle avant l’ère nouvelle.
C’est un livre monomaniaque, qui à cause
de son ressassement aurait été assez vite fastidieux à lire, même pour un
lecteur passablement obsédé, si l’auteur ne s’était pas escrimé à échafauder le
tout en un gigantesque exercice de style, qui consistait à varier les formes de
ses inscriptions en appliquant tous les procédés prosodiques et poétiques qu’il
avait répertoriés dans la littérature latine qu’il connaissait jusque dans ses recoins
les plus reculés, toutes les métriques et toutes les formes de strophes
trouvaient leur emploi.
Le zigouton sur tous les rythmes et dans
tous ses états.
Ce que beaucoup d’hommes de stylet et de
calame auraient bien aimé faire sans jamais l’oser, il l’a fait :
thématiser la permanente & lancinante présence du mâle organe, ses
manifestations, ses revendications, ses métamorphoses, ses rébellions, ses
crises et ses accalmies. Et surtout : les sensations qu’il procure.
Ce qui rend son ouvrage particulièrement
virulent, c’est qu’il l’écrit à une époque où il a, par amour pour moi, renoncé
à toute activité jouissive et compose, à l’intention des fidèles, de nombreuses
pages contre la concupiscence et fait l’apologie de la plus stricte chasteté.
A l’alinéa 913 une plainte lui
échappe : mon zigouton qui pendant
ma jeunesse s’en donnait à queue-joie, maintenant, privé de femellitude, se
morfond dans un deuil permanent.
Cela ne se passe plus que pendant la
nuit, dans le sommeil, dans les songes.
Le « De sollicitudine membri »
thématise les visions nocturnes qui ont fait coupablement jouir le saint homme.
En tant qu’unique lecteur, divinement
intrus, je dois dire que si les ferventes et sûrement sincères implorations de
pardon d’Augustin souvent m’exaspèrent un
peu, le raffinement de ses mises en scène oniriques me divertit de la
plus agréable manière.
Son inspiration, il ne puisait pas dans
notre religion, mais dans le pittoresque hédonisme des païens.
Un de ses motifs préférés et récurrents,
c’étaient les Trois Grâces, cette (autre !) trinité inventée par les
subtils forgeurs de légendes — et voici dans toute la splendeur de leur nudité
Euphrosine, Thalie et Aglaé, nudité multipliée en infinies variances, au gré
des postures que prenaient ces exquises créatures, qui ne se limitaient
nullement à la seule station debout, comme le suggèrent les sculpteurs et les
peintres, mais s’amusaient malicieusement à des exhibitions qu’on qualifierait
plus d’acrobatiques que d’artistiques, poussées par le seul souci d’émouvoir et
d’exciter, sans inutile scrupule de décence puisque cela se passait en pleine
nuit et sans autre témoin que le rêveur, qui demandait encore et encore à contempler
les tout à fait émouvants orifices d‘en bas, rosâtres & luisants parmi la broussaille.
Parfois il convoquait aussi Ève, et de temps
en temps même la Madone.
Les songes, en soi, sont innocents — il n’y
a que les giclures qui sont coupables, et Augustin les répertoriait, scrupuleusement,
en disant mea culpa. Pour me plaire.
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