dessin Gustav Klimt
SIXIEME
LIVRAISON
166 - 198
166.
H.D. Thoreau, un homme heureux,
et qui le sait et qui se dit heureux. Vivre dans la simplicité et le loisir,
sans soucis et sans obligations.
Pendant
deux ans, écrit-il en 1854, je me
suis principalement occupé de fleurs et n’avais d’autre impératif que
d’observer le moment de leur éclosion.
167.
Ce matin, mi réveillé, j’ai
vision de machettes, cela revient encore & encore cycliquement, c’est
encapsulé en moi, cauchemardesque parasite, une obsession, un ressassement —
comment ils partent au travail à
l’aube, dans la camionnette, vers les collines, deux trois villages dans
lesquels, au soir, tous les habitants seront morts.
168.
A Dresde, à partir du 19
septembre 1941, obligation de porter le Judenstern ;
il faut l’acheter, il coûte 10 Pfennig.
Quand on va voir des amis, on
sonne trois fois ; une fois, ça pourrait être la Gestapo.
169.
Quand je lui dis : Après
toi, je ne veux plus d’autre femme, elle me rabroue sèchement au lieu de s’attendrir
et de me faire un sourire.
170.
Notre Classe est définie
fémininement : nous sommes animal à mamelles.
171.
Les biographèmes avec tu, tu sais, lui dis-je, ils sont mis
comme ça, parce que c’est comme ça qu’ils se présentent, ça les rend vifs &
plausibles[1].
172.
La rondelette ado tire vers le
bas, encore & encore, les bords effrangés de son short, dans la tentative
de voiler les plis horizontaux de son derrière, mais rien n’y fait, on continue
à voir, le short est trop short.
Le
nu du cul, disait brièvement Hipparque de Smyrne, commence aux plis. (« Bréviaire d’esthétique
anatomique », en 996 aphorismes, 329 av. JC).
173.
Femmes si bellement, si
sidéramment toisonnées que dessinait Klimt.
Klimt dans ses dessins, écrit
Jean Clair, a imprimé au corps féminin les
sinuosités mêmes de l’organe qu’il cache, en révélant à grandeur les courbes secrètes, les convulsions et les
circonvolutions des lèvres, tandis que le tracé fin, échevelé, emmêlé de son
crayon en traduisait à merveille le fouillis toisonné. — « Journal
atrabilaire », 2006).
174.
Je lui fais la bise, elle
dit : Qu’est-ce que vous sentez bon… C’est le dernier atout des vioques,
lui dis-je, de ne pas puer.
175.
Comment je la trouve, elle a
jamais demandé ça, comment je la trouvais, elle savait comment je la trouvais,
je la trouvais la plus belle de toutes, elle m’émouvait jusqu’au fond de l’âme,
elle savait cela, parce que je le lui disais comme ça, je lui disais tu m’émeus jusqu’au fond de l’âme, que
je la désirais, ça je ne lui disais pas, pas besoin de lui dire ça, dès que je
la touchais, je me mettais à bander, elle s’en rendait compte aussitôt, posait
sa main là où je la désirais, elle souriait, elle aimait que je l’aime et la
désire, je ne lui ai jamais demandé comment elle me trouvait.
176.
A la Brasserie
« L’Ambiance » à Alès, pensant à elle, je pensais, puis notai cette
pensée : Est-ce que ces jours-ci elle va dépenser une seule pensée pour
moi.
Et je pensais que non. Je pense que
je pense trop. Je pense que ne devrais pas penser à elle. Je pense que je
devrais penser des pensées qui m’éloigneraient et me libéreraient d’elle. Je
pense que tout ce temps où je suis sans elle, je suis avec elle.
Je voyage vers le sud, prenant
les petites routes départementales, je roule lentement, contemplativement,
aucune hâte d’arriver où que ce soit, personne ne m’attend nulle part, je suis
seul, horriblement seul, magnifiquement seul, ne parle à personne, personne ne
m’entend, personne ne m’écoute, puis soudain je m’entends parler, assis à une
terrasse sous un parasol dans la douceur de l’été, je m’entends dire : Un rosé s’il vous plaît…
C’est des moments où je pourrais
écrire une lettre, par exemple à Annie Dillard, si j’avais son adresse.
177.
— Comment te sens-tu ? —
Heureux. Mais floué aussi, violemment floué.
178.
Je pense que je suis assez doué
pour la résilience.
179.
Hâtifs griffonnages de proto-notes
qui deviendront des notes peut-être, qui deviendront des phrases entières
peut-être. Des pensées peut-être. Comme ces misérables balbutiements à la
terrasse de la Brasserie « L’Ambiance » à Alès. Balbutier d’abord,
avec l’espoir d’arriver à dire. Et lire, pour s’encourager (ou s’enfoncer
définitivement), quelques bribes chez autrui, Thoreau et sa sereine allégresse,
Pessoa et son hystéroneurasthénie fondamentale. Pavese et son vice absurde, Leopardi
et sa loquace désespérance.
180.
La mouche qui tournoie et
m’énerve, finit par se poser un instant sur la page ouverte de mon livre, je la
frappe à mort avec la frappette, et ça fait une tache brunâtre exactement sur
le mot amour, passage où
l’aide-comptable Bernardo Soares, derrière son pupitre au quatrième étage de la
rue des Douradores, écrit que cet amour,
si nous voulons le donner, par
sentimentalité, — alors autant le donner à la chétive apparence de mon encrier
qu’à la vaste indifférence des étoiles…
181.
Parmi ses dizaines de carnets
thématiques, il y en avait un, précieux, qu’il appelait « Carnet
indigo », indigo à cause de la couleur, précieux à cause de la matière, du
cuir soyeux et tout doux au toucher. C’est là qu’il déposait des notes qui ne
trouvaient pas leur place ailleurs. Il y écrivait notamment, pourquoi il ne
voulait pas (encore) mourir, en prenant soin de numéroter les arguments.
182.
Pendant huit jours, dans mon
hôtel à S., j’étais à moins de cent mètres de la Méditerranée, et je ne suis
pas allé la voir, la mer. Comme si je lui en voulais. Son ressac aurait été
celui de trop de souvenirs. Souvenirs si beaux, si uniques que ça m’aurait mélancolisé
de façon dévastatrice.
183.
A mon amie Kd. je montre le
dessin que je viens de faire, une sorte de calligraphie à la chinoise, cela
pourrait être un idéogramme, mais en fait c’est une facétieuse & subtile allusion
à un détail anatomique féminin.
Je demande à mon amie si elle voit ce que c’est. Elle examine, un peu
perplexe, hésite à se prononcer.
- Un utérus, dit-elle.
- Quoi… ?
- Un vagin, dit-elle.
Elle ne connaît manifestement pas
les dénominations des choses féminines. Je lui dis ce que c’est. J’ai
l’impression qu’elle connaît à peine et n’a jamais utilisé le mot vulve.
184.
En un autre temps, Montaigne, qui
se serait volontiers peint tout nu, l’aurait peut-être fait, ce que Harry
Matthews a fait ludiquement, non à propos de soi, mais pour une soixantaine de
personnages : les circonstances de l’acte de masturbation, cette activité
élémentaire et courante reléguée systématiquement dans une marginalité qui la
voue à la quasi-inexistence. Alors que c’est, statistiquement, la pratique
sexuelle la plus fréquente. Alors que c’est, au fil des jours, un moment
spécial, sinon remarquable et mémorable. Mais non, il faut escamoter cela sous
la chape opaque de l’inavouable. Et surtout ne jamais poser à cet endroit-là
des mots.
185.
Micro-biographème — Les bleus
Touaregs, cette année, ne sont pas revenus vendre leurs boucles d’oreille et
leurs bagues au marché de S.
La bague, pendant plus de deux
ans je l’ai portée, puis un jour, sans qu’il n’y eût plus aucune raison qu’elle
soit encore à mon doigt, je l’ai perdue — un soir, rentrant chez moi je me
rendis soudain compte que mon doigt était nu, la bague donc ce jour-là était
tombée, peut-on dire comme ça qu’une bague tombe,
je ne pense pas que l’emploi soit dans Littré.
186.
Cette frange un peu indécise
entre la tristesse et la mélancolie ; j’oscille entre les deux ; il y
a encore la pesanteur de la tristesse et déjà, un peu, la légèreté de la
mélancolie.
187.
Dans la tristesse, on est
immergé. Dans la mélancolie, on est suspendu.
188.
On rentre un peu la tête, et les
bombes passent. De toute façon, ce n’est pas ici qu’elles tombent, mais à dix
mille kilomètres. Là-bas.
189.
C’è
una dolcezza a pensarsi soli, lucida
disperazione[2]. — Guido Ceronetti, « Insetti senza frontiere », 2009.
Ce sera l’exergue de mon voyage
du sud.
190.
C’est un petit-neveu de Bernardo
Soares qui note ça au quatrième étage dans une banlieue non identifiée. Elle
m’enfonce, note-t-il, quand je dis elle, note-t-il, c’est métonymiquement pour
vie, en fait c’est beaucoup moins abstrait, note-t-il, mais je mets ça par
lâcheté & précaution, pour ne pas me faire rabrouer davantage, elle
m’enfonce, et c’est bien sûr mérité, qui suis-je pour ne pas être enfoncé,
c’est à cause d’une mauvaiseté sans doute native, sinon contractée, mais d’une
manière désormais intraçable pendant l’enfance, à un moment crucial de
l’enfance, biographiquement indécelable, le petit-neveu de Bernardo, à son
quatrième étage dans la banlieue, a toujours été, à propos de sa biographie,
d’une cécité incompréhensible, — puis quand je demande : Pourquoi
m’enfonces-tu ?, et, renchérissant : Pourquoi m’enfonces-tu
autant ?, elle rétorque en remettant une couche, un soufflet de mélasse,
ma chemise blanche en dégouline, elle rallonge & accentue la liste de mes
mauvaisetés, et c’est bien sûr mérité, tous ceux qui n’ont pas encore détecté ni
sanctionné ma mauvaiseté, avec une incompréhensible indolence & indulgence,
je les ai entortillés par mon charme chafouin, c’est flagrant, elle m’enfonce,
et je suis jusqu’au menton dans un marécage de mélasse, c’est pas beau, j’ai
jamais été aussi moche. Je me hais. Elle dira : Même ta haine est
narcissique.
191.
Quand on prononce devant lui le
mot immaculé, cela lui fait des
fantasmes passablement obscènes, il entend des choses comme y m’a enculé.
192.
Naroki valorise de plus en plus
le territoire du songe, cette réalité parallèle, et floue & vertigineuse où
circulent confusément des messages, où apparaissent et ressurgissent des
personnages qui me reconnaissent, me renient ou m’ignorent, m’attirent ou me
repoussent, m’approuvent ou me condamnent.
La séparation de la vie d’avec la
mort est flottante, poreuse, ambiguë.
Naroki circule dans ces zones
nocturnes comme pour se familiariser avec un territoire où il pourrait se
rencontrer lui-même, spectre évanescent après le trépas.
193.
Je suis si impatient que vienne
le jour où de tout ça nous pourrons parler, mais j’appréhende tout autant que
ce jour-là elle ne parlera que pour dire qu’il n’y a rien à dire.
194.
Faute de frappe : pour parler je tape perler. C’est grave, cher Sigmund ?
195.
Cahier Morphée, vol. XIII — Très
content de trouver, en pleine ville, cet emplacement de stationnement, non pas le
long du trottoir, mais nettement marqué perpendiculaire et légèrement en
diagonale par rapport à la rue. Et au moment où je m’y engage surgit devant
moi, tout près, un visage, ou plutôt un masque, à faire peur, comme au guignol,
c’est la propriétaire de la maison, qui m’accueille ainsi sur ce qu’elle peut
légitimement considérer comme son territoire, pour m’intimider, me chasser,
puis elle laisse tomber le masque, et me fait comprendre que c’était une
blague, elle paraît me connaître, me reconnaître, elle dit quelque chose
comme : cette place vous l’avez déjà
protégée, loin donc que j’aie fait quelque chose qui puisse lui déplaire,
j’ai agi d’une manière qui lui convient. Astucieux stratagème du rêve…
196.
J’ai fait quelque chose de
répréhensible, me suis rendu coupable. Mais l’instance qui a pouvoir
d’accusation, de condamnation, de sanction, n’applique pas, à mon égard, la loi
à la lettre, mais fait preuve de souplesse, d’indulgence, de bienveillance. Et
pour quelle raison ? Parce que c’est moi, et qu’il convient, avec moi,
d’être indulgent et bienveillant, contre toute évidence. C’est un scandale
permanent.
197.
Si manchot estropié écorché
exsangue émasculé naufragé, mais comblé.
198.
Quand en amour on a connu la
plénitude, on ne sera plus jamais dans le vide — et le manque, après, dans la
perte, dans le désamour, dans le retour à la solitude, si douloureux soit-il,
est un manque privilégié — et la solitude est habitée, hantée, imprégnée par
une myriade d’ineffaçables souvenirs.
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mercredi 30 août 2017
LE CAHIER DE NAROKI, sixième livraison, 166-198
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