dimanche 27 août 2017

LE CAHIER DE NAROKI, cinquième livraison, 133-165

Eos et Képhalos, d'après une ancienne terracotta grecque




CINQUIEME LIVRAISON

133 – 165





133.
Rien que ça, l’idée que Dieu puisse avoir un fils, c’est tellement ridicule, indigne, indécent ― et ne parlons même pas du Saint-Esprit, cet oncle adventice & incongru.

134.
Combien plus sublime, nourrissante et divertissante est la mythologie grecque quand elle nous raconte que Morphée (la divinité du rêve) est né de l’accouplement d’Hypnos (le Sommeil) et de Nyx (la Nuit) ou que Gaia (la Terre) est née sans père du Chaos pour donner naissance à Pontus (la Mer).
Ou comment Éos, la déesse de l’aurore, eut très envie de faire l’amour, enleva Képhalos, le beau garçon, et l’emporta, ailée, dans ses bras, le beau garçon tout nu & palpitant, les artistes ioniens et italiques ont aimé représenter la scène, en bronze, en marbre ou en terre cuite.

135.
Comment ce jour-là, 9 septembre 1947, Max Beckmann eut rendez-vous avec sa femme au Waldorf Astoria, comment ils burent un gin fizz, et comment elle le consola un peu de sa mélancolie.

136.
Cet esprit qui répand son sperme dans une vierge qu’on appellera plus tard sainte, et lui aussi. Les théologiens ont fantasmé en d’innombrables tournures abstraites sur ce phénomène d’abstruse physiologie.

137.
Avec « Tra pensieri » (1994), Guido Ceronetti se fait raccoglitore (collectionneur) : livre composé de 388 fragments, autant de citations de ses auteurs préférés.
Il appelle cela un travail : Il Raccogliatore termina questo suo lavoro, nella libreria sua di Crumiria, il 18 ottobre 1993.
Exemple à imiter, toutes affaires cessantes, ramener toute une bibliothèque dans un livre. Prévoir plusieurs tomes, chacun avec 388 fragments. Commencer maintenant.
Primo Levi a fait quelque chose de comparable.

138.
Cette anecdote du sperme et de la vierge, ce n’est pas un conte mythologique, mais un fait biologico-transcendant qui est à la base de la foi chrétienne, admis comme tel, autant par les croyants illettrés que par les plus érudits docteurs — ils appellent cela le mystère de l’incarnation.
Et incarnatus est… Ce syntagme du « Credo » est souvent le moment le plus solennel, musicalement, dans les messes de Haydn, Mozart et Schubert.

139.
Notre religion nous met partout des images de nudité, mais c’est celle d’un cadavre ensanglanté.
Quand les Grecs font voir leurs dieux, ceux-ci sont d’une nudité altière et resplendissante, images de beauté, de santé et joie de vivre.

140.
Sur son large lit, tôt le matin, après une bonne nuit de sommeil, il reste allongé, tout éveillé, tout nu, la couette est par terre, c’est l’été, il reste allongé, le corps tout droit, les bras écartés, détente euphorique, conscience heureuse et insouciante du corps, il fait bon d’avoir un corps, je me réveille dans & avec mon corps, je respire, me rends compte que je respire, les bras écartés : cette posture me fait soudain penser, malgré moi, au crucifié, l’affreuse image du corps cloué sur la croix.

141.
Corps cloué, milliers de peintres et sculpteurs ont représenté cette image de souffrance, torture, plaies, peau déchirée, crampes, agonie.
Matthias Grünewald, sur le retable d’Issenheim (vers 1512) est allé jusqu’au paroxysme de la hideur.

142.
Je me souviens que je lisais le journal de Max Beckmann, livre à couverture rouge vif, et en même temps je regardais ses tableaux, vigoureux traits de pinceau, Stillleben, avec deux bougeoirs renversés, bougies assez phalliques. Livre brûlé.

143.
C’est Dieu lui-même, nous disait-on, dans son infinie bonté, qui sacrifie ainsi son fils unique, et nous tombions à genoux devant les images des peintres et des sculpteurs. Nous suspendions une telle image au-dessus de notre lit. Et le regard cadavérique nous regardait pendant que nous dormions. Et continuait à nous regarder quand nous nous réveillions.

144.
Quelle est, parmi les écluses, celle que je vais ouvrir ? Quel est, parmi les barrages, celui qui va craquer ?

145.
C’est Dieu lui-même, par amour, disait-on aux enfants, qui a livré à la souffrance et à la mort son fils unique & bien-aimé, pour racheter vos péchés.
Afin que le papa de Jésus ne te fasse pas brûler dans le feu éternel à cause de tes péchés, Jésus est mort pour toi, à cause de toi, tu dois donc aimer Jésus.
Et les enfants deviennent adultes et continuent à s’agenouiller.

146.
C’est un stéréotype anthropologique que les hommes ont envie que les femmes se mettent nues.

147.
Au seul nom de Napoléon j’associe aussitôt : cadavres.

148.
C’est pour ça aussi que Jésus est mort : parce que tu as joué avec ta quéquette.

149.
Dégoulinante religion avec son indigeste théologie du péché, de la rédemption et de la résurrection.
Je ne comprendrai jamais comment cette sombre dévastation ait pu envahir & infester l’humanité pendant vingt siècles et contaminer indélébilement des milliards d’esprits.

150.
Comment Kundera, dans L’insoutenable légèreté de l’être, version film, à plusieurs reprises, fait demander son protagoniste aux femmes : take your clothes off.

151.
Pour me lustrer de la poisserie religieuse, vite, vite, quelques pages de Tchouang Tseu, de Sénèque ou de Spinoza.

152.
Un jour on se rendra compte que je n’aurai pas été à la hauteur de la renommée qu’on a pu me faire.
En vérité, amant de peu de femmes, lecteur de peu de pages.
Mais les deux en profondeur.

153.
Comment Richard, au matin du 21 septembre 1871, à Tribschen, vient dans la chambre où dort Cosima, il lui souhaite une bonne journée et lui prend les mains, dans un geste de lascivité, et lui étend les bras, comme si elle était sur une croix ― et il dit : Imagine qu’il ait été pendu à une potence…
Ça aurait donné quoi comme iconographie dans nos églises, nos musées et nos chambres ?

154.
L’épopée napoléonienne, si haute en couleurs, rien que les uniformes, si splendides, si élégants, si virils ; centaines d’ateliers de couture à travers l’Europe confectionnent ces habits d’apparat français anglais russes cosaques prussiens autrichiens polonais — puis le soir, après la boucherie, et pendant toute la nuit, parmi les cadavres, les plaintes et les hurlements des blessés, crânes troués, visages défigurés, poitrines enfoncées, ventres béants, jambes et bras arrachés.
Un siècle plus tard, dans les tranchées, il n’y aura plus toutes ces couleurs ; il n’y aura plus que la non-couleur de la poussière et de la boue — juste le beau vermeil du sang.

155.
Gorki, en 1914, au début de la Première Guerre pense à Tchékhov, et note : S’il n’était pas mort il y a dix ans, cette guerre, en l’empoisonnant de sa haine, l’aurait probablement tué.

156.
« Vie secrète », 464 pages ― pour rendre compte de ma lecture, avec toutes ses récidives, depuis 1998, il me faudrait 464 pages.

157.
Les fortes métaphores de la plaie et de la cicatrice, dont les poètes ont tant usé et surtout abusé, ça me titille de puiser là-dedans pour fignoler l’un ou l’autre biographème, avec aussi, peut-être, des ingrédients lacrymaux, façon de dire, élégamment, à celle qui m’a tant fait souffrir : va te faire foutre, sauf que si elle se faisait foutre, ça rouvrirait la plaie, profondément, et tout serait à recommencer…

158.
Naroki travaille dans le sapin, il a menuisé encore un chevalet, le onzième ou douzième. Où poser livres.

159.
Pendant que je roule à travers les champs de blé : les dimensions des quasars, leur éloignement et la mesure de leur incandescence : un astrophysicien, à la radio, donne des explications sur le quasar 3C 273, situé à 2,44 milliards d’années-lumière. Et ça fait un trou noir dans le grand tout, engloutis les champs de blé, et la route sur laquelle je roule, et la bagnole dans laquelle je me trouve, et le corps dans lequel palpite mon âme. Immensité si immense que ça fait néant.

160.
L’amante s’ouvre et se donne à voir, montre ce qu’il ne faut jamais montrer. L’instinctive pudeur s’amenuise à mesure qu’accroît l’attendrissement, au début encore un peu incrédule, devant la fascination de l’amant qui, éperdu, assouvit sa jouissance de regarder.      
Jubilante transgression réciproque du donner et du prendre.

161.
Lichtenberg aussi, comme tant d’autres diaristes, notait ses pollutions nocturnes, ainsi le 16 septembre 1790 (à 48 ans), la nuit, passablement dormi, mais pollution très forte, pourtant sans épuisement spécial —  Pollution sehr stark, jedoch ohne sonderliche Ermattung.

162.
Dans la nuit soudain fracas de détonations — mais ce n’est pas Alep ni Mossoul, c’est là-bas, à vingt kilomètres, dans la capitale, le feu d’artifice de la fête nationale.
Depuis plus de soixante-dix ans nous vivons, jour après jour, dans la paix.
Toute une vie sans bombardements.
Et lire paisiblement Max Jacob et Robert Desnos ; l’un meurt en 1944 au camp de Drancy, à 67 ans, quelques heures avant le départ du train pour Auschwitz, l’autre meurt en 1945 au camp de Theresienstadt, à 44 ans.

163.
Cela m’aurait bien plu de rêver de l’aimée au point d’en mouiller mon drap, mais cela n’est jamais arrivé ; après quatre ou cinq pollutions au début de l’adolescence, je n’en ai plus jamais eu ; je ne sais pas pourquoi.

164.
Veuillez noter que le titre de l’ultime livre de Pinget n’est pas « Tâches d’encre » mais « Taches d’encre ».


165.
Comment ils font, eux, presque tous, pour s’installer tout le temps, presque tout le temps, dans la sublimation, mine de rien, je veux dire qu’ils ne commentent même pas qu’ils sont dans la sublimation, ils y sont comme naturellement, alors que rien n’est moins naturel que la sublimation, — mais c’est sans doute moi qui suis un peu taré, parce que la sublimation, j’y arrive pas toujours, et même très rarement, autant dire presque jamais, moi, quant aux choses du corps, j’arrive pas à sublimer, m’élever, spiritualiser, entrer en lévitation, faire comme si de rien n’était, moi, les choses du corps ça me, comment dire, ça me désarçonne, me disturbe profondément, me sidère, quand j’y pense que mon aimée, je l’ai eue nue dans mes bras, que j’ai été dans son corps, que j’ai pénétré son sexe avec mon sexe, ça me paraît si inouï que je tombe dans l’aphasie, ne sais plus quoi dire, mais n’arrive pas non plus à parler d’autre chose, j’arrive pas à sublimer, à métaphoriser, à métaphysiquer, je suis dérangé désemparé démuni déséquilibré détraqué.




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