Nadia Tolokonnikova avec sa fille Gera, 2011 - photo Andrey Tolokonnikov |
Lettre lue le 18 novembre à l'antenne de RTL (Radio-Télé Luxembourg) -
à paraître aussi dans la presse écrite et sur le Web
La sibérisation des droits humains
Deuxième LETTRE OUVERTE
à S.E. Dr Mark Entin,
ambassadeur de la Fédération de Russie au
Luxembourg
18 novembre 2013
Excellence, depuis un an
vous êtes ambassadeur de Russie à Luxembourg ; vous êtes juriste de
formation, spécialiste et professeur de Droit européen : cela me donne
l’espoir que vous prêterez une oreille favorable (et compétente) à ces quelques
paroles que je me permets de vous adresser.
Il y a trois semaines je
vous avais déjà adressé une Lettre ouverte dans notre presse écrite ainsi que
sur le site de RTL — cette lettre a été amplement reprise dans la presse
italienne et a circulé de façon exponentielle sur les réseaux sociaux, y
compris en Russie. Il y a une semaine je vous ai écrit, à la main, confidentiellement,
une lettre à laquelle j’ai joint une photo de Nadia Tolokonnikova avec sa fille
Gera âgée de cinq ans.
Peut-être que vous avez
montré ma lettre et la photo à votre épouse ; vous avez trois enfants,
dont une petite fille toute mignonne un peu plus jeune que Gera.
Depuis le 21 octobre la
petite Gera demandait chaque jour : Où est ma maman, où est ma
maman… ? Personne ne pouvait lui répondre. Sa maman avait disparu. Pendant
26 longues journées Nadia Tolokonnikova avait disparu sans traces. Ni son mari,
ni son père, ni ses amis, personne ne savait ce qu’elle était devenue ; à
la fin ils commençaient à se demander si elle vivait encore… Comment expliquer
une telle cruauté, une si inadmissible brutalité, une si criante absence
d’humanité ?
Depuis le 12 novembre nous
savons : Nadia Tolokonnikova a été déportée en Sibérie, à des milliers de
kilomètres de sa famille, de ses proches et de ses amis. Déportée dans la
solitude et l’isolation, dans cette Sibérie de froidure et de désolation où
Staline avait relégué (et mis à mort) par centaines de milliers les opposants à
son régime diabolique.
Excellence, je vous le
demande : quel est le crime de cette jeune femme (elle a fêté ses 24 ans
ce 7 novembre 2013, seule et abandonnée, quelque part dans le désert sibérien, dans
un wagon plombé ou dans un camp de transit…)
Il y a un an et demi, elle
a, avec des amies, chanté dans une église de Moscou, pendant deux minutes, une
chanson de protestation contre le louche & opportuniste copinage politique de
l’ex-agent du KGB Poutine avec les milieux les plus réactionnaires de l’église
orthodoxe — sans faire aucun dégât, sans faire du mal à personne.
Son crime ? Avoir
exprimé ce qu’elle pense.
Si cela s’était passé dans
mon pays, Excellence, quelques personnes auraient hoché la tête, et d’autres,
certainement nombreux, auraient compris et applaudi. Et la police serait restée
dans sa caserne ; chez nous la police ne s’occupe pas de ce que pensent
les gens.
Dans votre pays,
Excellence, cela se passe autrement. Dans votre pays, c’est aussitôt
l’arrestation, les menottes et les barbelés. Sur ordre d’en haut. Dans votre
pays, c’est le tribunal et la condamnation. Sur ordre d’en haut. Et
l’accusation est aussi effrayante que grotesque : « hooliganisme par
haine religieuse… » — et le verdict tombe, ahurissant et obscène :
deux ans de camp de travail !
Camp de travail — camp
d’esclavage : ce que cela signifie, en 2013, dans la Russie de Poutine, la
détenue Tolokonnikova, bravant encore une fois le régime, l’exprime dans un
long document qu’elle fait publier le 23 septembre 2013, le jour où elle
commence sa grève de la faim : le camp de travail, c’est 16 à 17 heures de
dur travail par jour (c’est illégal, mais, il faut remplir les quotas !),
c’est 4 heures de sommeil par nuit, c’est une journée de repos toutes les six
semaines, ce sont les chantages et les menaces de l’administration
pénitentiaire, ce sont les quotidiennes vexations et humiliations (interdiction
de se laver, d’aller aux toilettes, travailler nue), tabassage par des détenues
complices de l’administration, et le froid tout le temps… Le premier jour au
camp de Mordovie Nadia est reçue par le commandant Kupriyanov avec ces
paroles : « Tu dois savoir qu’en politique je suis stalinien.»
Jusque dans les détails
tout cela ressemble à ce qu’on connaît depuis « La maison des morts »
de Dostoïevski et « Le voyage à Sakhaline » de Tchékhov (sur les
bagnes tsaristes) — et jusqu’à Soljenitsyne, Varlam Chalamov, Julius
Margolin, Evguénia S. Guinzbourg — et
jusqu’aux dissidents Andreï Amalrik, Yuli Daniel, Abram Tertz (=André
Siniavski) et Anatoly Marchenko, ce dernier poussé à la mort en 1981 par le
néo-stalinien Brejnev, pour avoir écrit, comme Tolokonnikova, sur les
conditions de vie dans les geôles du régime.
Tolokonnikova, subissant
maintenant la peine supplémentaire de la mise au cachot d’isolation, coupée de
toute communication, interdite de parole pour avoir parlé.
L’émission « Envoyé
spécial » sur France 2 - la meilleure émission d’enquête de toute la
télévision française – vient de consacrer, ce 14 novembre, son programme au
goulag d’aujourd’hui en Russie. Son bilan : dans les prisons de Poutine
« on torture à tous les échelons ». Et cela en toute impunité.
Tout cela, Excellence, est
profondément choquant et inacceptable — et je me demande comment vous faites,
dans votre enseignement du droit européen, devant vos étudiants ou des publics
avertis, comment vous faites pour concilier tout ce qui s’est produit en droit
européen depuis Montesquieu et tant de luttes contre les répressions
autoritaires et pour la liberté d’expression, comment vous faites pour
concilier tout cela avec la sibérisation des droits humains dans la Russie de
Poutine.
.Lambert
Schlechter
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