mardi 29 mars 2016

Le pire c'est la pisse des porcs

Lysiane Schlechter, écriture de l'aube, 110 x 85 cm, 1983



Le pire c’est la pisse des porcs

1.
On prendrait la grimpette, le chemin court & rapide, ne pas s’effilocher dans les ronces, mercurochrome sur le genou, la locomotive à quai chauffe et chauffe et n’arrête de chauffer, bouffées de vapeur, crachats de fumée, dans la vallée après Colmar Berg quelques étincelles éteintes rentrent par la fenêtre, les poteaux électriques passent dans une régulière scansion, le fil électrique monte et descend et monte et descend, on referme la fenêtre, sec, avec cette sorte de large sangle en cuir, chaque compartiment a sa porte.

2.
Passer un pont de fortune, poutres de bois, on se demande comment ça tient, rien que le poids de la locomotive, il y a forcément un peu de neige puisque c’est, déjà, dans les Ardennes, le pont a été détruit pendant la guerre, puis de plus en plus de neige à mesure qu’on remonte vers le nord, la fumée est noire, la vapeur est blanche, pour la locomotive il faut les deux, sinon ça n’avance pas, et vers le nord ça monte, puis les tunnels, harassement harnachement harponnement, gants humides, à cause des boules de neige, bouts des doigts bleus.

3.
Toutes les six semaines, pendant la mauvaise saison, des harengs à mariner, rondelles d’oignons, clous de girofle, feuilles de laurier, lait & crème, toute la Manche dans le saladier, l’embrun de Scheveningen, sable humide, respirez, disait ma mère, respirez, l’iode c’est sain, et elle montrait comment respirer, et on respirait, fâcherie façonnement factorerie, chaque mot a une odeur, mais faut pas dire ce que ça sent, mon vieux Petit Larousse illustré est si vieux qu’il sent, humidités successives de plus d’un demi-siècle, 1956, j’avais quatorze ans, j’apprenais les mots, ellébore ellipse élytre.

4.
Tomates dans le jardin, rangée de tuteurs, les feuilles c’est violent, ça sent le sexe, dans l’eau stagnante du tonneau d’arrosage habitent des insectes amphibies, émergent à la surface puis plongent, les doryphores de la pommes de terre, Gromperekäferen, on les cueille, sur ordre de la grand-mère, les larves sont rougeâtres, faut les écraser, dans mon Larousse je marquais les mots que je ne connaissais pas, mais qui pourraient me servir, je marquai criaillerie, ça me plaisait, et crève-cœur, et crissement.

5.
A la fin de la messe il y avait tous ces cierges à éteindre, avec l’éteignoir, une espèce de petit chapeau pointu au bout d’une perche, fine volute de fumée, dans la petite chapelle transversale, au petit matin, au milieu de la messe, le pet du prêtre au moment de l’élévation, tu es agenouillé derrière lui, sur la marche supérieure de l’autel, à lui soulever la chasuble pour qu’il ne la prenne pas dans les pieds pendant ses successives génuflexions, et c’est le moment qu’il choisit pour péter, dans la bouillie de semoule, repas du soir, quelques gouttes de citron.

6.
Le pire c’est la pisse des porcs, ça ne s’évapore pas, stagne dans l’étroite étable, la meule d’affûtage, actionnée par une manivelle, produit des étincelles quand on appuie le couteau, hybridation hypallage hypostase, le filon est tellement ténu, nous ramassons les châtaignes, et avec des allumettes nous bricolons des bonshommes, essayant de les faire tenir debout, la plastiline, il faut d’abord chauffer des morceaux dans la paume sinon ça ne se travaille pas, large digue à Middelkerke, formée d’un dallage souvent ébréché, cornet de glace au chocolat chaque soir pendant deux semaines.

7.
Le mardi à midi, l’entrée c’est une petite soucoupe avec une épaisse béchamel et quelques crevettes, pour le pneu crevé de la trottinette, fallait d’abord, avant de coller la rondelle, râper le caoutchouc avec une râpe miniature, sinon ça ne collait pas, maussaderie mégisserie mélancolie, juste avant la récré du matin, l’instituteur ouvre le gros bocal avec les pilules rondes, jaunes petits pois, foie de morue, passe le long des bancs et en donne une à chaque écolier, bon pour la santé, offert par le ministère, quand un écolier a vomi, le concierge, M. Jans, arrive avec un seau et une serpillère.

8.
L’encre qui entrait le plus dans le nez, c’était la mauve, pas la bleue, trop banale, la rouge était inodore, la tartine au saucisson dans le cartable, Pauseschmier, et l’éponge de l’ardoise, sale & moisie, au mot montagne, dans mon Larousse, il y a une image, grande comme un timbre poste : une montagne, il y a aussi monticole, puis monticule, au printemps j’arrache trois rameaux au lilas et les mets dans un vase, printemps dans ma chambre, ce qui domine dans l’assiette le matin du 6 décembre, c’est le pain d’épice et la mandarine, ce qu’on déguste d’abord, c’est la petite souris pralinée.

9.
Le sperme dans le mouchoir, comme un rhume de la quéquette, comme un éternuement, le flacon Pantène de papa, soin des cheveux, fallait secouer, couche de liquide gras vert fluorescent, on n’avait pas le droit de s’en servir, on s’en servait quand même, grandiloquence granulation graphométrie, grasses matinées du locataire, le dimanche et en semaine, emmêlé dans ses draps grisâtres, macérant dans sueurs, effluves d’alcool et tabac refroidi, quelques magazines ‘Paris-Hollywood’ cachés sous la pile des ‘Spiegel’, nanas nues, aux pilosités soigneusement éliminées par la censure, puis un jour tout au fond de la pile : la revue nudiste danoise avec mondieu mondieu les poils, c’est inouï.

10.
Royaume de la pénombre, la cave avec les briquettes et le charbon, noires poussières à ne pas respirer, parfois c’était la petite catastrophe quand la chaudière s’éteignait, d’Heizung ass aus !, fallait enlever les scories encore incandescentes, avec une perche au bout de laquelle on actionnait une sorte de pince, puis des boules de papier journal, des brindilles, faire repartir le feu, perchoir des poules dans la cave des pommes de terre, tous ces mots, c’est autant d’odeurs, l’ai-je dit ?, géi Grompere sichen, corvée du bêchage, à la demande de la grand-mère, les vers de terre sont collectés dans une jatte, jour faste pour les poules.

11.
Buanderie dans la cave où s’active un jour par semaine la bonne, chaudron sur un petit poêle à bois où bout le linge, d’Wäsch gëtt gekacht, fumée & vapeur, c’est les odeurs de la locomotive, et le savon de Marseille, dans un coin derrière la porte, le petit tonneau avec la choucroute, couvercle de bois, alourdi par une grosse pierre, faut que ça fasse pression, sur le même poêle, en automne, c’est le grand chaudron en cuivre avec les prunes, Quetschegebees, faut tout le temps touiller, avec un long manche qui au bout fait potence, c’est la partie qui rentre dans la bouillante sucrerie, imbroglio immolation immutabilité, tout autour de la terrasse de la grand-mère : la glycine.

12.
Plâtre humide, nauséabond, papier peint arraché dans la salle à manger, puis la nouvelle colle, laiteuse, nacrée, passe le chiffonnier avec sa carriole, il prend les vieilles fringues, troquées contre quelques pièces de vaisselle Villeroy & Boch, avec de légers défauts, restent dans la rue quelques crottins de cheval, le voisin, fervent du jardinage, vient les ramasser avec sa pelle, éventaire éviction évulsion, dans le « Konversationslexikon » en 25 volumes de l’arrière-grand-père, je voulais voir des mots impurs & impudiques, je ne connaissais pas des mots sexuels, ne savais comment nommer, mais tombais sur Brustwarze / mamelon, c’était troublant.

13.

C’est contre la toux, ma mère, soulevant mon pyjama, enduit ma poitrine avec la pommade Vicks, puis pose dessus une épaisse couche d’ouate rosâtre, péricliter péristome perniciosité, je suis étendu sur une table dans la salle d’opération, on me pose une sorte de passoire sur le visage et on me demande de compter, après impossible de me souvenir jusqu’à combien j’ai compté, quand on évoque des trucs d’enfance il ne faut pas nécessairement insister que c’est des trucs d’enfance, me disais-je pendant que j’essayais d’évoquer des trucs d’enfance, et que ça sent, la neige quand elle met sa première couche, ça sent la neige, je me souviens que la neige sentait.


paru dans le supplément littéraire LIVRES/BÜCHER de mars/avril 2016



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vendredi 25 mars 2016

comme si

dessin Roger Manderscheid, 1997



comme si, embusqué dans mes songes
quelqu’un guettait encore mes mots

et j’enfile des perles de pacotille
sur le chapelet du silence

que veux-tu encore entendre de moi
encore un soupir, encore un aveu

il y a une merlette ici dans les arbustes
je la laisse siffloter à ma place


chanter chanter pour ne plus rien dire


Neuvains, vol. IV
inédit



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jeudi 24 mars 2016

le merle, ça change tout

peinture de Pierre Aleschinski



chapitre LIX

 

1.

Le souci de soi et le regard sur le dehors, misérable souci de soi, on se regarde être et le monde être, on inscrit dans le registre des jours que ce matin, ce matin-là, il a fait moins 1 degré, que l’eau stagnante dans quelques soucoupes sur la terrasse a gelé, que l’herbe en bas dans le pré est saupoudrée de gelée blanche, que le soleil, ensuite, s’impose, peu de chaleur mais beaucoup de lumière, que la mélancolie universelle & dévastatrice n’en a pas été dissoute, au contraire, que depuis quelques jours, peu après 18 heures, dans le verger, le chant du merle se fait entendre, dans le pays où je vivais avant, il n’y avait pas de merle, il n’y avait que des pies et des mésanges, j’aime les mésanges, je hais les pies, j’ai toujours haï les pies, maintenant je vis dans un pays où il y a le merle, ça change tout.

 

2.

Comme le matin, en hiver, le soleil rase, il met longtemps à faire disparaître la gelée blanche, l’ombre démesurément longue d’un cyprès sur l’herbe de la prairie, l’ombre est sombre, à cause du manque de lumière, mais blanche aussi à cause de la gelée, toujours et encore, j’essaie de dire comment sont les choses de l’univers, je veux dire : enregistre dans mes synapses ce que j’observe, puis procède à la description, c’est une tâche infinie, jamais aboutie, ce matin, par exemple, j’ai décrit le paradoxe de l’ombre du cyprès, j’ai dit que la longue bande d’ombre sur la prairie est en même temps une longue bande de blancheur, ainsi Humboldt traversant le Colorado a consigné lui aussi plein d’observations, ainsi la terre que nous traversons à une vitesse vertigineuse, nous prenons le temps de temps en temps de la décrire, cela ne nous empêche pas de mourir, mais le temps de regarder et de décrire, le temps de chercher des mots pour décrire, nous oublions passagèrement que nous avons à mourir.

 

3.

Le « Notre Père », c’est la seule prière que Montaigne appréciait et approuvait. Et ce n’est pas une prière spécifiquement chrétienne, bien qu’elle figure dans l’évangile selon saint Matthieu (6, 9-13) — aucun des dogmes de cette religion n’y figure. Elle s’adresse à un Être suprême générique & général. Elle pourrait, sans dommage, être priée dans une ancienne Égypte ou par quelque stoïcien un peu mystique, autant par une tribu du Sahel que par une peuplade andine ou eskimo.

 

4.

Zettelkasten — de temps à autre je fais un peu de rangement dans ma boîte à billets, ça s’appelle gérer le vrac.

 

5.

Le « Credo », récité dans la liturgie de la messe chrétienne, est une liste de tous les dogmes auxquels le fidèle doit croire, sous peine d’être déclaré hérétique. Le texte en a été fixé en 325 au Concile de Nicée.

Montaigne ne mentionne jamais le Credo — le mot même ne figure pas dans les « Essais ». Montaigne ne mentionne jamais les dogmes, ne les discute pas. Dans ses fameuses professions de foi, il se contente d’affirmer de croire tout ce que l’Église demande à croire. Sinon il passe tout le contenu de la foi chrétienne sous un silence retentissant.

 

6.

Quand ça stagne au milieu d’une phrase, j’allume une cigarette, c’est un réflexe, et aussitôt ça réalimente les synapses, je ne sais comment font les autres quand ça stagne au milieu d’une phrase, c’est quelque chose qui arrive à tout le monde, je veux dire à tous ceux qui ont à écrire, ou au moins pensent qu’ils ont à écrire, que ça compte qu’ils écrivent, que ça soit important qu’ils écrivent, mais ça n’importe à personne, écrire n’importe qu’à celui qui écrit, écrire ne mène nulle part mais on y va, et si ça donne Anna Karénine ou le Père Goriot, c’est tant mieux.

 

7.

Quand il disait qu’il l’aimait, elle rétorquait : Tu sais bien que je n’ai pas envie d’entendre ça — lire chose pareille dans Senancour ou Sainte-Beuve, on serait ému ou hocherait la tête, selon.

 

8.

Parmi les choses que Michel Leiris, en 1944, voit de la fenêtre de son appartement au quatrième étage face à la Seine : les deux grosses tours et la haute flèche de la cathédrale hugolienne qu’a revue et corrigée Viollet-le-Duc, ce faiseur de décors en dur pour drames réanimant les époques où le Christ était encore roi.

 

9.

Quant à l’immortalité de l’âme, Montaigne la tourne en dérision (« Essais », II, XII), appelant à la barre des philosophes de l’antiquité grecque qui s’en étaient à leur tour moqués, Antisthène et Diogène.

En plus, sa référence n’est pas la religion chrétienne, mais Platon : La force du discours de Platon, de l’immortalité de l’âme, ne poussa aucun de ses disciples à la mort, pour jouir plus promptement des espérances qu’il leur donnait.

Et si nous prenions vraiment au sérieux les grandes promesses de la béatitude éternelle, écrit-il, nous n’aurions pas la mort en telle horreur que nous l’avons.

Et le chrétien dirait : Je veux être dissout (…) et être avec Jésus-Christ — mais personne ne dit ça. Sauf peut-être dans telle ou telle cantate piétiste du XVIIIe siècle, et notamment dans « Schlage doch gewünschte Stunde » [Sonne, heure désirée], cantate composée vers 1730 pour contralto, deux violons, alto, glockenspiel et basse continue, faussement attribuée à Jean-Sébastien Bach (BWV 53) — œuvre sublime, composée en réalité par Georg Melchior Hoffmann.

De nos jours il n’y a guère que les djihadistes qui croient à la vie éternelle : après leurs attentas-suicides ils iront droit au Paradis, comme Allah dans son infinie miséricorde l’a promis aux valeureux combattants contre les infidèles.

 

10.

Le biographème le plus violent — court mais lourd : les deux amours de ma vie, les deux deuils de ma vie, celle qui me quitte en mourant, celle qui me quitte en ne m’aimant plus.

 




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