peinture de Pierre Aleschinski |
chapitre
LIX
1.
Le souci de soi et le regard sur le dehors, misérable
souci de soi, on se regarde être et le monde être, on inscrit dans le registre
des jours que ce matin, ce matin-là, il a fait moins 1 degré, que l’eau
stagnante dans quelques soucoupes sur la terrasse a gelé, que l’herbe en bas
dans le pré est saupoudrée de gelée blanche, que le soleil, ensuite, s’impose,
peu de chaleur mais beaucoup de lumière, que la mélancolie universelle &
dévastatrice n’en a pas été dissoute, au contraire, que depuis quelques jours,
peu après 18 heures, dans le verger, le chant du merle se fait entendre, dans
le pays où je vivais avant, il n’y avait pas de merle, il n’y avait que des
pies et des mésanges, j’aime les mésanges, je hais les pies, j’ai toujours haï
les pies, maintenant je vis dans un pays où il y a le merle, ça change tout.
2.
Comme le matin, en hiver, le soleil rase, il met
longtemps à faire disparaître la gelée blanche, l’ombre démesurément longue
d’un cyprès sur l’herbe de la prairie, l’ombre est sombre, à cause du manque de
lumière, mais blanche aussi à cause de la gelée, toujours et encore, j’essaie
de dire comment sont les choses de l’univers, je veux dire : enregistre
dans mes synapses ce que j’observe, puis procède à la description, c’est une
tâche infinie, jamais aboutie, ce matin, par exemple, j’ai décrit le paradoxe
de l’ombre du cyprès, j’ai dit que la longue bande d’ombre sur la prairie est
en même temps une longue bande de blancheur, ainsi Humboldt traversant le
Colorado a consigné lui aussi plein d’observations, ainsi la terre que nous
traversons à une vitesse vertigineuse, nous prenons le temps de temps en temps
de la décrire, cela ne nous empêche pas de mourir, mais le temps de regarder et
de décrire, le temps de chercher des mots pour décrire, nous oublions passagèrement
que nous avons à mourir.
3.
Le « Notre Père », c’est la seule prière que
Montaigne appréciait et approuvait. Et ce n’est pas une prière spécifiquement
chrétienne, bien qu’elle figure dans l’évangile selon saint Matthieu (6, 9-13) —
aucun des dogmes de cette religion n’y figure. Elle s’adresse à un Être suprême
générique & général. Elle pourrait, sans dommage, être priée dans une ancienne
Égypte ou par quelque stoïcien un peu mystique, autant par une tribu du Sahel
que par une peuplade andine ou eskimo.
4.
Zettelkasten — de temps à autre je fais un peu de rangement
dans ma boîte à billets, ça s’appelle gérer le vrac.
5.
Le « Credo », récité dans la liturgie de la
messe chrétienne, est une liste de tous les dogmes auxquels le fidèle doit croire,
sous peine d’être déclaré hérétique. Le texte en a été fixé en 325 au Concile
de Nicée.
Montaigne ne mentionne jamais le Credo — le mot même
ne figure pas dans les « Essais ». Montaigne ne mentionne jamais les
dogmes, ne les discute pas. Dans ses fameuses professions de foi, il se
contente d’affirmer de croire tout ce que l’Église demande à croire. Sinon il
passe tout le contenu de la foi chrétienne sous un silence retentissant.
6.
Quand ça stagne au milieu d’une phrase, j’allume une
cigarette, c’est un réflexe, et aussitôt ça réalimente les synapses, je ne sais
comment font les autres quand ça stagne au milieu d’une phrase, c’est quelque
chose qui arrive à tout le monde, je veux dire à tous ceux qui ont à écrire, ou
au moins pensent qu’ils ont à écrire, que ça compte qu’ils écrivent, que ça
soit important qu’ils écrivent, mais ça n’importe à personne, écrire n’importe
qu’à celui qui écrit, écrire ne mène nulle part mais on y va, et si ça donne
Anna Karénine ou le Père Goriot, c’est tant mieux.
7.
Quand il disait qu’il l’aimait, elle rétorquait :
Tu sais bien que je n’ai pas envie d’entendre ça — lire chose pareille dans Senancour
ou Sainte-Beuve, on serait ému ou hocherait la tête, selon.
8.
Parmi les choses que Michel Leiris, en 1944, voit de
la fenêtre de son appartement au quatrième étage face à la Seine : les deux grosses tours et la haute flèche de
la cathédrale hugolienne qu’a revue et corrigée Viollet-le-Duc, ce faiseur de décors
en dur pour drames réanimant les époques où le Christ était encore roi.
9.
Quant à l’immortalité de l’âme, Montaigne la tourne en
dérision (« Essais », II, XII), appelant à la barre des philosophes
de l’antiquité grecque qui s’en étaient à leur tour moqués, Antisthène et Diogène.
En plus, sa référence n’est pas la religion
chrétienne, mais Platon : La force
du discours de Platon, de l’immortalité de l’âme, ne poussa aucun de ses
disciples à la mort, pour jouir plus promptement des espérances qu’il leur
donnait.
Et si nous prenions vraiment au sérieux les grandes promesses de la béatitude
éternelle, écrit-il, nous n’aurions
pas la mort en telle horreur que nous l’avons.
Et le chrétien dirait : Je veux être dissout (…) et être avec Jésus-Christ — mais personne
ne dit ça. Sauf peut-être dans telle ou telle cantate piétiste du XVIIIe
siècle, et notamment dans « Schlage doch gewünschte Stunde » [Sonne,
heure désirée], cantate composée vers 1730 pour contralto, deux violons, alto,
glockenspiel et basse continue, faussement attribuée à Jean-Sébastien Bach (BWV
53) — œuvre sublime, composée en réalité par Georg Melchior Hoffmann.
De nos jours il n’y a guère que les djihadistes qui
croient à la vie éternelle : après leurs attentas-suicides ils iront droit
au Paradis, comme Allah dans son infinie miséricorde l’a promis aux valeureux
combattants contre les infidèles.
10.
Le biographème le plus violent — court mais
lourd : les deux amours de ma vie, les deux deuils de ma vie, celle qui me
quitte en mourant, celle qui me quitte en ne m’aimant plus.
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