Jean-Marie Biwer, gouache, 2013
SEPTIEME
LIVRAISON
199-231
1.
Pendant une dizaine de jours, je
buvais du jus de poire, abondamment : pour sucrer le sperme. — [Cahier Dora, note No 76, 27 mai 1993]
2.
Être moi-même, dit-elle. Quand
elle vient à moi, nue, démunie, vulnérable. Me confie sa peau, son corps, son
sexe.
Attendant aussi, émue,
impatiente, mes doigts, mes lèvres, ma langue sur son anus.
C’est aussi à ça qu’elle pense
quand elle dit : J’ai pensé à toi.
L’extrême douceur de mon baiser
sur son anus, qui ensuite peu à peu guette & appelle l’enfoncement de mon
doigt.
Et un jour aussi, sans doute, le
pénis, là. — [Livre vert, 6 septembre 1993]
3.
Tout ce que nous pensons sur la
femme en son absence est faux et nuisible, que ce soit féerie ou lubricité. — [Liasse, 1966]
4.
Cinquante mille fragments d’un
discours amoureux dont quelques milliers subsistent — les autres ont brûlé.
Parfois je feuillette dans ces
pages rescapées, une dizaine de cahiers (sur plus de 200) sont indemnes, et
quelques centaines de feuilles volantes sur des milliers.
Quelques feuillets de 1966,
datant d’il y a un demi-siècle. Je philosophais sur les femmes. Ne savais rien
des femmes.
Dix années plus tard, j’étais un
peu plus renseigné, puis vingt années, puis trente — et j’étais toujours
écolier avide de connaissances. Et notais mes petites notes. Et
à les relire aujourd’hui, cinquante ans plus tard, je me demande si je suis
devenu plus savant.
Et je me relis avec autant
d’attendrissement que d’indulgence. Et je dis avec une fausse naïveté : c’est écrit comme & pas autrement,
voilà.
5.
J’ai
l’étrange souhait de ne rien tenir secret de ce qui me concerne. — James
Boswell, 1740-1795 (il note cela dans son journal, en spécifiant qu’il vient de
dire cela à Rousseau).
6.
Elle (Ky.) ne se donnait même pas
au regard ; pendant que je la contemplais, étendue nue devant moi, elle dit: Je
suis ta peep show gratuite…
Alors que se laisser contempler,
c’est comme un bain de lumière.
Mx. accroupie au bas du lit,
entre mes jambes ouvertes, me contemple, — au milieu de moi le pénis offert
qu’elle caresse de son regard, puis légèrement malaxe avec ses mains, si
légèrement qu’il s’émeut, — s’émeut très fort sans pour autant s’affoler, sans
s’ériger, mais ressentant chaque effleurement avec d’inexprimables délices, —
et cela dure, dure une demi-heure, et ensuite elle pose les mains dessus,
pressant légèrement, il se gonfle aussitôt à bloc, et je dis : Je veux te le
donner, et je la pénètre à fond et la chevauche avec une magnifique ardeur qui
la fait gémir et crier, et j’éjacule chaud et abondant dans un cri
assourdissant. — [Livre vert, 7 septembre
1993]
7.
Mourir. Pour avoir pris froid. C’est ce qui arriva à
Michel-Ange. Insomniaque, il s’était promené à cheval dans les rues désertes à
Rome. Il avait 88 ans. Jacques-Henri Michot note ça dans son livre « Comme
un fracas ».
8.
Les amants. Ingénuité de leurs
gestes. Candeur des mots. Poser paume sur un sein. Lécher une aisselle. Effleurer
sourcils et tempes d’un doigt. Grappiller les poils pubiens. Sucer les orteils.
Contempler la croupe offerte où sont les deux orifices. Ensaliver le pourtour
du nombril. Balayer aériennement les couilles avec les cheveux. Baisoter le
bout du gland gonflé. Dire j’aime ton
con. Dire j’aime ta bite. Goûter
du bout de la langue la cyprine qui suinte. Mordiller le lobe de l’oreille. Tracer
un chapelet de caresses le long de l’aine. Inonder le vagin de sperme.
Tournures qui ne sont ni dans Balzac ni dans Proust.
9.
Je n’ai jamais été amusant. Je
n’ai jamais amusé personne. Je n’ai jamais su rire. Je ne raconte jamais des
blagues. Je ne supporte pas d’entendre raconter des blagues, ça me donne des
vomissements dans la tête. Parfois je souris, oui, je sais sourire, mais c’est
presque toujours un sourire triste, enfin, je le ressens comme ça. Je me dis à
moi comment je ressens les choses. Je dirai des choses que je n’ai pas encore
dites. Je n’avais jamais encore dit que ne m’intéressent que les hommes de
cinquante ans. — [Cahier Dora, note No
12, 21 mai 1992]
10.
Déjà la treizième note, ça
avance, ça continue. Les hommes de cinquante ans, je les trouve émouvants.
L’idée ne vous viendrait jamais d’appliquer cet adjectif à un quadragénaire.
Souci du mot juste. Cela rate presque toujours, mais c’est un souci sincère
& constant. Je me trouve émouvant, veux dire touchant, ridicule, pitoyable.
— [Cahier Dora, note No 13, 21 mai 1992]
11.
Je ferai quelques centaines de
notules pour faire le point, le pointillé : là où il faut couper. Découper
le talon ci-joint et le renvoyer — mais où ? — [Cahier Dora, note No 16, 21 mai 1992]
12.
Du temps où j’écrivais encore des
lettres à Dora, elle me demanda un jour : Pourquoi tu numérotes tes alinéas ?
Je dis : Pour m’y retrouver.
Parmi tant de désordres que
j’affectionne (et même cultive) j’ai toujours eu l’obsession de l’ordre
chronologique.
La date, mon Dieu, la date !
Et la suite de mes alinéas et de
mes pages. C’est vital. — [Cahier Dora,
note No 18, 21 mai 1992]
13.
Aveu de Walser que dans ses
textes jamais il ne corrige. C’est écrit comme c’est écrit.
14.
Tu attends de moi si peu que je
me demande pourquoi tu ne préfères pas rien. — [Carnet Muettes, note No 126, 22 juin 1992]
15.
Quand je me demande ce qu’elle
attend encore de moi, je me dis qu’elle n’attend pas rien, mais moins que rien.
16.
Sur la place du kiosque le
vendeur de collyres me hèle, m’invite à sa table, me fait m’asseoir, m’offre à
boire, il a besoin, ça se sent, de me parler, et il parle, parle, et j’écoute,
et ne comprends rien, comprends juste qu’il est question de moi, qu’il a le
besoin incongru de me parler, à moi, de moi, et j’écoute et ne comprends pas un
mot, il parle de moi et de ce que d’autres, dit-il, disent de moi, et parmi les
paroles qu’il me rapporte il n’y en pas une que je comprenne, après une
demi-heure, sur la place du kiosque, sous les parasols jaunes et bleus, je n’ai
plus envie d’entendre parler de moi, je souris poliment et je m’en vais. — [Cahier Dora, note, No 52, 23 mai 1992]
17.
Charabia claudélien, dans
« La Rose et le rosaire » : La
terre sous la poussée de ce raz-de-marée de la Grâce divine entre en état, nous
dit l’Ecriture, d’exultation, comme
du fond d’une cataracte une fumée d’âmes triomphales et multicolores s’élève
d’elle vers l’Eternité… Philippe Murray qui, dans "Ultima necat" (p.334) sans se cabrer cite ce passage, cette ânerie, cette solennelle &
prétentieuse ineptie, et pense que Claudel ici, dégage (…) une théorie qui, sans le savoir, rappelle celle de l’univers en
expansion. Dio mio.
18.
Es ist ja auch manch göttliche Fikkerey
gewesen in dieser gottverdammten Liebesgeschichte, die mich immer noch weinen
thut. — G. C. Lichtenberg, Brief an Wilhelmine von K., am 3. Mai 1788
19.
Choses que disent les femmes. — Elle
m’explique : Une femme peut très bien s’en passer. S’il n’y a pas d’homme, elle
n’en a pas besoin. Elle dit : Je m’en suis passé pendant des années. — [Cahier Ostinato, janvier 1995]
20.
Dans mon fatal grenier, il y
avait une grande étagère avec des ouvrages de psychologie et de psychanalyse,
quelque trois cents livres, tous détruits. Je commence la reconstitution avec
la « Traumdeutung » de Freud et « La libido féminine » de
Françoise Dolto.
21.
Au hasard des livres qui me
tombent sous la main et sous les yeux, voici sur cinq cents pages une
compilation des actes officiels de l’Eglise catholique concernant les dogmes de
la foi, et je retourne faire quelques recherches sur ce qui se passe après la mort.
J’examine la Profession de foi formulée au Deuxième Concile de Lyon, sous le
pape Clément IV, en 1274.
Il faut noter que tout ce qui a
été formulé lors des conciles au long des siècles garde à jamais valeur de
dogme — les dogmes ne peuvent pas être remodelés ou révoqués.
22.
Un camarade de classe d’il y a
presque soixante ans, grand amateur de musique, me parle de sa mémoire qui
flanche ; il cherche dans sa tête Herreweghe et Harnoncourt, et ne les
retrouve qu’après de longs efforts.
23.
Après la mort, ceux qui n’auront
pas eu assez de temps pour effacer leurs péchés par la pénitence, iront au
Purgatoire, lieu de punition et de purification; pour adoucir & abréger les
punitions d’une âme au Purgatoire, les croyants peuvent faire acte
d’intercession auprès de Dieu, par des prières, des aumônes, ou en faisant
célébrer des messes ou toutes sortes d’autres actions pieuses en accord avec la
sainte Eglise.
Après la mort, ceux qui depuis
leur baptême n’auront commis aucun péché ou dont les péchés auront été purgés
par la pénitence : ils vont tout droit & immédiatement au Paradis où ils
contemplent Dieu en sa Trinité, les uns de façon plus parfaite que les autres,
selon leurs mérites.
Après la mort, ceux qui sont en
état de péché mortel ainsi que ceux qui n’ont pas été purgés du péché originel
par le baptême (cela concerne surtout les enfants) : ils vont tout droit &
immédiatement en Enfer, où ils subissent des punitions diverses, selon la
gravité de leurs forfaits. (Les enfants aussi ? Les enfants aussi.)
Et tout cela en attendant le Jour
du Jugement.
Cette affaire-là est expédiée en
une seule phrase : La sainte Eglise
romaine croit fermement & résolument : au Jour du Jugement tous les
êtres humains néanmoins paraîtront en leur corps devant le Trône du jugement du
Christ pour rendre des comptes à propos de leurs agissements.
Remarquer le mot néanmoins dans ce texte : C’est
sans doute pour indiquer que la cérémonie du Jugement est juste une formalité
rituelle, qui ne change rien à la situation des âmes, le divin Juge ne va pas
casser les sentences antérieures, de toute façon aucune possibilité de recours n’avait été prévu : les
bienheureux retourneront donc, bredouilles mais quand même contents, au
Paradis, les damnés (les enfants aussi) redescendront, bredouilles et pas
contents du tout, en enfer et les pécheurs, résignés, dans leur transit du
Purgatoire.
Le fameux Jugement Dernier, c’est
donc juste une gesticulation sans conséquences, par laquelle le Christ (flanqué
de ses coéquipiers, le Père et le Saint Esprit) tient à mettre les points sur
les i : c’est moi le chef de l’Au-delà.
24.
Il y a
une sorte de sorcellerie dans l’augustinien tolle
lege (tomber par hasard sur tel et tel livre) — tu prends le livre et tu
lis…
Tôt ce matin je lis les pages sur
le Paradis, l’Enfer, le Purgatoire et le Jugement dernier ; le texte
promulgué au Concile de Lyon en 1274 avait été rédigé quelques années plus tôt
sous l’autorité du pape Clément IV.
Par la poste je reçois un livre
de Wittgenstein, « Leçons & conférences »,
que j’avais commandé afin d’étudier ses « Leçons sur la croyance
religieuse ». Or, le leitmotiv de ce texte, c’est le Jugement dernier.
Dans l’après-midi, dehors sur ma
terrasse, je lis dans l’ouvrage « Philosophes médiévaux des XIIIe et XIVe
siècles » ; sur les treize auteurs présentés dans le livre, je
choisis Roger Bacon — son texte est une lettre qu’il adresse au pape Clément IV
auquel il envoie par le même messager le manuscrit de son « Opus
maius », une œuvre encyclopédique sur la philosophie, la théologie et la
science expérimentale.
Le soir j’étudie le chapitre
« Belief » dans la monographie « Montaigne » (2007) de
Terence Cave. Montaigne qui à plusieurs reprises déclare se soumettre
entièrement aux dogmes de l’Eglise et qui tout au long de son livre ne thématise jamais aucun de ces dogmes.
Montaigne avait-il la foi ? On ne sait pas. Professer la foi ne veut pas
forcément dire l’avoir. Montaigne écrit ses « Essais » comme si le
« Credo » n’existait pas.
Livres en réseau.
Lecture-engrenage.
25.
Qu’il a encore (encore !)
toute sa tête — ça c’est le genre de réflexion qu’on fait à un moment où il
n’est plus forcément évident qu’on ait encore toute sa tête. C’est une sorte de
test. J’ai encore toute ma tête, et je le dis.
Il se passe plein de choses dans
ma tête. Elle est productive. Elle sécrète de l’écriture.
Je dis : J’ai encore toute
ma tête, avec un début d’anxiété qu’un (prochain) jour j’aurai peut-être à
dire : Je commence à n’avoir plus toute ma tête.
26.
Corollaire :
Qu’il a encore toute sa bite. Et je le dis. Elle s’émeut. S’érige. Produit du
sperme. Ejacule. Jouissivement. Mais c’est désormais une sexualité de solitaire.
Je commence à m’y résigner, après plusieurs tardives années de plénitude dans
l’accouplement. Je n’ai plus de femme. Et déclare ne plus en vouloir. Restent
les réminiscences. Et les simulacres.
27.
Qu’il a encore toute sa santé.
Pas vraiment. Si le cœur fonctionne bien, et le sommeil, et la digestion, les
poumons sont amochés, affaiblis dans leur capacité de gonflement, c’est à cause
du tabac dont je continue à abuser, jour après jour.
28.
Parmi les nombreux livres dont
diverses personnes m’ont fait cadeau depuis deux ans, se trouvent deux œuvres
monumentales : l’Histoire de Leopold von Ranke, en 46 volumes (édition de
1865-79) et « L’Histoire de France » de Michelet.
Première lecture dans
Ranke : les dix pages sur Erasme.
Première lecture dans Michelet :
les trois pages sur Montaigne.
Intéressant d’examiner, comment
les historiens, qui en général ont affaire aux acteurs de l’histoire traitent
les auteurs.
29.
Passage émouvant dans
« Notes de chevet » de Sei Shonagon où elle évoque cette plante qui
se prend dans le moyeu de la roue du chariot, et, broyée, répand son parfum.
C’est une armoise (artemisia annua).
Cette armoise, je la retrouve
dans la biographie de Youyou Tu, cette pharmacologue chinoise, à qui Mao donne
en 1965 la mission impérative de trouver le traitement qui guérira le
paludisme.
Au bout de longues enquêtes et
expériences, la chercheuse trouve enfin la clé : dans un ancien manuscrit du
IVe siècle, le « Manuel de pratique clinique et remèdes
d’urgence » de Hong Ge, qui recommande le traitement par l’armoise.
Après plusieurs années
d’expérimentation, Youyou Tu réussit à isoler le principe actif de la
plante : l’artémisine.
Le médicament sauvera des
millions de vies à travers le monde.
Quarante-trois ans après sa
découverte, en 2015, la savante obtient le Prix Nobel de physiologie et de
médecine. Elle a 85 ans.
30.
Hamsun, pendant qu’il
s’entretient avec le peintre Kubin, pose son pied sur le genou, saisit les
ciseaux qui traînent sur la table et coupe les franges effilochées de son
pantalon. (Rapporté par Kafka dans son journal le 26 septembre 1911).
31.
On vide la luxueuse villa du gros
industriel, après son décès, on fait l’inventaire, meubles, tapis, vaisselle, couverts,
tableaux, vases. Rien dans tout cela ne m’intéresse, sauf ceci : est-ce
qu’il y a des livres ? Il n’y a pas de livres. Puis, dans le recoin d’une
étagère, j’en trouve un, un seul. C’est un choix de textes du
« Talmud », avec préface, édition nazie de 1938.
32.
On se souvient du début abrupt
& dévastateur des « Confessions » de Rousseau : Je forme une entreprise qui n’eut jamais
d’exemple, et dont l’exécution n’aura point d’imitateur. Je veux montrer à mes
semblables un homme dans toute la vérité de la nature ; et cet homme, ce
sera moi.
Ainsi que l’incipit poignant des
« Rêveries d’un promeneur solitaire » : Me voici donc seul sur la terre, n’ayant plus de frère, d’ami, de
société que moi-même.
33;
Flaubert expire en hurlant :
Je meurs comme un chien, et cette pute
d’Emma est toujours vivante.
.
|