dimanche 3 décembre 2017
jeudi 23 novembre 2017
LE CAHIER DE NAROKI - Huitième livraison, 232-264
photo L. Sch.
HUITIÈME LIVRAISON
232-264
1.
Quand Érasme achoppe sur cul, sur
le mot cul.
Dans le Premier livre des
« Adages » (I, IV, 1 – adage 301), il commente sur deux pages l’adage
Il n’est pas donné à tout le monde
d’aborder à Corinthe. Et il est moins question du difficile accès au port que
des tarifs exorbitants des catins raffinées de la ville connue pour son goût de
la volupté. Comme il aime le faire, notre humaniste raconte des anecdotes
glanées ici & là et cite des auteurs grecs et latins.
Puis dans la foulée il mentionne,
en grec, un passage de « Ploutos » d’Aristophane : Telle est la renommée des catins de
Corinthe : / Si un crève-la-faim s’y risque d’aventure, / Point même ne
leur chaut. Mais si c’est un richard, / C’est leur cul qu’illico elles tournent
vers lui.
Contrairement à son habitude, il
ne va pas traduire cela en latin, mais note narquoisement : Je ne me refuserais pas à rendre ces vers en
latin s’ils étaient aussi décents qu’ils sont élégants…
2.
I add to my vocabulary a word like to scorn, in order to understand a
quotation from Meister Eckhart in a poem by Stanley Kunitz, and then (although
I have been glad to read and understand Eckhart’s thought) I said to myself: To
add this word, how useless an effort, the word, the whole vocabulary, the whole
huge bunch of words will be dissolved & canceled one of these days,
forever.
According to Kunitz, Eckhart wrote: All things must be forsaken / God scorns / to
show Himself among images.
3.
Qui n’a pas été chassé du
paradis, ne sait rien du paradis, ne sait même pas qu’il existe, qu’il peut
exister. Ceci n’est pas une note théologique, mais érotique.
4.
Le jour de son 79e
anniversaire, Stanley Kunitz écrit un poème dans lequel se trouvent les
vers : Maybe / it’s time for me to
practice / growing old.
5.
Guerres d’antan — On ne sait pas,
ne comprend pas vraiment comment cela se passait.
6.
Ce qu’on peut dire aussi de cette
religion : qu’il y a une douceur.
Ludwig Börne, un matin d’automne
à Hannovre en 1828, observe les deux chariots qui conduisent au lieu du
supplice deux meurtriers ; ils seront décapités par le sabre.
Ils sont accompagnés, chacun, par
un prêtre, et on voit comment les deux hommes d’Eglise, tout en priant, posent
de temps en temps la main sur l’épaule des condamnés, pour leur donner du
courage — comme c’est émouvant, écrit
Börne, quand le prêtre donne au meurtrier
dépravé et souillé de sang un dernier baiser fraternel d’une chaude lèvre
humaine au seuil de l’éternelle froide nuit.
7.
Longs entretiens dans la cellule
mais dont je ne me souviens plus maintenant, plusieurs interlocuteurs,
plusieurs langues aussi, ça je m’en souviens, du tédesque, du serbe (pour
l’imprononçable mot ‘smrt’), mais
aussi ma langue, la langue de ma vie, ça je m’en souviens, des geôliers, des
serruriers, des moines dans de bruns manteaux de bure, ils parlaient entre eux puis
à moi aussi, mais un peu de biais, comme pour m’éviter, pour ne pas me dire
directement ce qu’ils avaient à me dire, c’était dans une cellule, chambre
assez large, sombre, souterraine sans doute, ancienne cachette de munition
peut-être ou antichambre de condamnés ou hangar-dépôt pour coulisses de théâtre,
frôler la mort de près, c’est d’une brutalité & surtout d’une banalité
qu’on ne dira jamais assez, c’est juste comme une quelconque plaque de plâtre
qui se défait, se délite, se désolidarise, et derrière il n’y a rien sauf
d’anciennes poussières et quelques gravats, je me souviens que le geôlier avait
dans les mains des espèces de boucles d’oreille en métal et deux assez grosses
pierres précieuses pas précieuses, mais vermeilles, et quand il laissa tomber
tout ça, faisant exprès, intentionnellement, comme avec une idée précise,
étrangement tortueusement pédagogique, quand il laissa tomber ce métal et ces
pierres vermeilles sur l’épais carrelage de la cellule, cela ne fit aucun
bruit, et c’est cela qui me frappa, m’effraya à mort, je savais que si je
n’entendais plus ce bruit-là, cela signifie la mort, la banale mort, banale
comme une plaque de plâtre qui se défait, et derrière la plaque on disparaît,
parmi la poussière & les gravats, tout n’aura toujours été que gravats.
8.
Pas la moindre idée du moindre
soupçon où il y aurait un interstice, le moindre interstice entre la réalité et
notre conscience, interstice où intercaler la question du pourquoi, ce sont
deux immenses difformes blocs face à face, l’un contre l’autre, violemment,
juxtaposition qui est un choc inouï, choc permanent, tellement permanent que ce
n’est plus un choc, bien que cela soit en permanence inouï, cette confuse
cascade de mots me vient parce que j’ai soudain pensé à la mécanique de
l’ossature, avec la chair autour et que cela fasse fonctionner & bouger le
corps, c’est sidérant, et j’ai pensé que cela a fonctionné ainsi pour les
dinosaures pendant des millions d’années, l’ossature avec la chair autour, Herr
Geiser s’est beaucoup intéressé à ça, il
a étudié, à sa façon, les dinosaures, il découpait des gravures dans de
vieilles encyclopédies, et cela fonctionnait pareil pour l’homme du
néolithique, et cela fonctionne exactement pareil pour nous aujourd’hui, la
mécanique de l’ossature, c’est sidérant, comment cela se fait-il que cela se
soit ainsi fait, comment cela se fait-il que cela fonctionne, on ne sait pas,
on ne saura jamais, questions que je me pose quand je fais une crise
d’hébétude, qui est le stade aigu de l’étonnement, quand je suis serein &
lucide, je sais très bien que la question du pourquoi ne se pose pas, n’est pas
posable, juste dire c’est comme ça, et c’est stupéfiant que ça soit comme ça,
et merveilleux, c’est sidérant que ça soit comme ça, pareil pour les puissants
avant-bras prédateurs de la mante religieuse, et ses féroces mandibules
broyeuses, la conscience, la totalité de toute les consciences humaines de tous
les temps, c’est moins qu’une tête d’épingle parmi les milliards de galaxies, ce
qui fait de la conscience une déviation, une aberration, une anomalie, une
perversité, une démence, mais la conscience rebondit sans cesse du fond de sa
démence, et considère & considère & considère les choses, sidérée, et s’enivre vertigineusement
des vertiges que cela donne : da
steht nun dieser Grashalm und zittert…[1]
9.
Avant que je sois, il y avait
quelque chose, il y avait l’univers, je suis venu après des milliards d’années,
avant moi il y avait eu presqu’une éternité, ou vraiment une éternité, comment
savoir, puis j’étais là, hébété, ne sachant quoi dire.
10.
Comparée à la violence inouïe
exercée contre le Vietnam par les Johnson et les Nixon, cadavres & ruines, l’explosion
des Twin Towers n’était qu’un petit rot.
11.
Quand il fait froid dehors et
froid dans la maison et froid dans la chambre, et que sous la couette on se
chauffe de sa propre chaleur, c’est merveille.
12.
Avec une sorte de soudaineté
syncopée, je lui dis : Je t’aime. Elle
ne dit rien. Je dis : Ça t’es égal
que je t’aime. Elle ne dit rien.
13.
Parmi les menus événements il y a
parfois des satoris, petites étincelles de bonheur & de contentement, une connaissance
(Maria José), qui a lu récemment un de mes récits de rêve, m’écrit : « C’est enivrant toutes les vies que l’on peut
vivre en étant une multitude d’êtres… cela vous prépare déjà pour les morts à
venir », cela m’arrive pendant un matin d’automne, léger voile de
brume dorée parmi les arbustes et les arbres en haut de la colline mosellane,
j’ai émergé d’un profond sommeil, qui a rafistolé toutes sortes d’avaries dans
mon système intérieur, les capteurs d’euphorie doivent se rebrancher & se
réaligner, remonter leurs ressorts.
14.
Et je me remémore avec
ravissement cette lettre (deux pages) que la philosophe anglaise Elisabeth
Anscombe écrivit en octobre 1959 à Pierre Hadot pour le remercier de l’envoi de
son article « Wittgenstein philosophe du langage », à cette époque-là
en France on parlait encore très peu de Wittgenstein, et Elisabeth Anscombe
félicite Pierre Hadot de son travail, mais elle relève aussi des fautes &
des erreurs, se référant au texte allemand de Wittgenstein que Hadot a traduit,
elle écrit : « Je suis
légèrement encline à critiquer votre traduction du haut de la p. 877 ;
‘durch sie’ ne signifie-t-il pas simplement ‘au moyen de’, expression qui est
ensuite explicitée par le ‘auf sie’ entre parenthèses ? J’ai rendu la
chose ainsi : ‘il les a utilisés — comme des tremplins — pour les
surmonter’ ou quelque chose de ce genre. Mais je peux me tromper », lire ça m’émeut, les érudits entre
eux, dehors il y a en permanence le déferlement des événements, et ici sur la
page, dans le silence & la concentration, un esprit aigu réfléchit sur
l’usage adéquat des pronoms & des prépositions afin que la pensée aille là
où elle doit aller à travers l’épaisseur des idiomes et des opaques péripéties.
15.
L’idée de Maria José de mettre la
mort au pluriel m’a plu, ému, ou plutôt troublé, je ne comprends pas très bien
ce que cela peut signifier, mais j’ai des pressentiments, et aussi des
réminiscences, je me souviens de mes morts, plusieurs morts, ponctuelles &
passagères, anéantissements provisoires, chutes dans le néant puis l’aurore, le
matin, comme le matin d’aujourd’hui avec son voile de brume diaphane d’or &
de miel, et l’odeur poivrée de la brise, la Moselle coule douce en bas de la
colline.
16.
La plus riche plénitude est la
plénitude dans le dénuement, on a tout sans avoir rien à perdre, une grosse
chafouine pie sur une haute branche dans la couronne du hêtre se réfugie &
se repose après l’altercation avec les corneilles, on fait une trêve, on ne
pense plus, on respire.
17.
Ça on savait jamais d’avance où
& quand avec son escouade il ferait son apparition, puis dans l’espace d’un
quelconque hangar resserre entrepôt magasin, ils étaient soudain là, dans le
mystère & le silence du petit matin, quelques douzaines d’énergumènes
fantomatiques, horde larguée par l’espace lointain des steppes, au milieu le
petit caïd, compact & trapu, moche, mauvais & méchant, noire tignasse
gominée, incarnant l’absolu du pouvoir, les courtisans autour, sous leurs
pantalons bouffants, ils avaient les mollets qui flageolaient, les gros orteils
enflés et la morve au bout du nez, ils se rassemblaient comme d’aléatoires
volatiles migrateurs autour de leur permanent trophée : une Kaaba
miniature, deux mètres sur deux mètres, comme un géant fromage avec une épaisse
croûte chocolatée, et à l’intérieur, camouflée, la lourde bonbonne avec la
réserve du parfum qui était le parfum des parfums, notre parfum restera toujours le parfum des parfums, proclamait le
merdique terrifiant petit caïd gominé, et tout le monde se mettait au garde à
vous, je ne savais pas s’il allait me reconnaître, ce n’était jamais acquis, je
ne savais jamais si j’allais de nouveau accéder à l’existence, il y avait des
chances, peut-être, mais pas de garantie, personne pour intercéder, ils étaient
tous aussi fantoches que moi, accéder à l’existence, c’est chaque matin, jour après jour, gesticulation
abstraite & absconse, conjuration des courants contraires, pantomime
autistique, délétère & désespérée, misérable mascarade, mais c’est une
question de survie et donc on gesticule, comme pour demander un milligramme de
grâce et de bénédiction à ce petit connard gominé, puis le premier scribe élève
la voix, saccageant de fond en comble la sacralité du silence matinal, les
courtisans flageolent de plus belle sur leurs mollets mous, les trente ampoules
du plafond grésillent comme des mites paniquées, pendant que le premier scribe
proclame : Aujourd’hui encore rien
n’est donné et tout foire mais nous sommes au parfum des parfums, je ferme
mes poings au fond de mes poches si fort que mes mains bleuissent, et je me
surprends à murmurer entre mes dents serrées que si mes poings je les rouvre
c’est pour libérer tout cet amour que j’ai encore pour toi.
18.
Un peu incongru, ce large
canapé-lit au milieu de la librairie, parmi étals estrades escabeaux chevalets,
royaume des livres et des images, cette invitation à des douceurs félines &
câlines, c’est entendu que cela compense les aspérités, les failles et les faillites,
ces permanentes & fatales occasions de mal-être, côté repères ce n’est
jamais gagné, fluctuations saisonnières et pointillés non sécurisés, on évolue
entre mi-émergences et presque-naufrages, et parfois la petite secousse
euphorique, et même comme une extase intellectuelle à considérer l’altier
aphorisme inaugural du « Tractatus » de Wittgenstein : ‘Die Welt ist alles was der Fall ist’.
19.
Quand le mortifère chaos menace
& traumatise, on a le réflexe de s’accrocher aux aphorismes, à cet
aphorisme-là, depuis le Ve siècle avant notre ère il n’y avait plus
eu d’aphorisme de cette vigueur-là, de cette violence-là, depuis Parménide et
Empédocle les aphorismes s’étaient amollis & lénifiés, et là c’est reparti,
‘Die Welt ist alles was der Fall ist’, les
français traduisent faiblement par ‘Le
monde est tout ce qui arrive’, c’est mollasson, on a essayé ‘Le monde est tout ce qui est le cas’, c’est
bureaucratique & rond de cuir, bref, la violence inouïe, élémentaire,
radicale, archaïque de Wittgenstein ne passe pas dans l’autre langue, pour se
refaire une santé mentale, il faut donc se rabattre sur l’idiome tédesque, dans
lequel résonne aussi, avec une tonitruance passablement cryptée le ‘Fall’ comme chute, ‘Le monde est tout ce qui s’écroule’, ou encore pour les oreilles
surfines une dimension pansexuelle dans ‘Die
Welt ist alles was der Phall ist’.
20.
Dans une sorte de demi-somnolence
extra-lucide j’essaye de clarifier où j’en suis, allongé à demi sous la soyeuse
couette sur le lit-canapé parmi estrades & escabeaux, bruissement intense
en moi et autour de moi, bruissement de pensée, j’appelle ça ‘ma penserie’,
fortes pulsations mentales, virtuoses effusions cogitatives qui mettent en
branle des mécanismes combinatoires et des épanchements de concepts, et de ce
creuset incandescent jaillit l’aphorisme décisif, c’est un heurt frontal, qui
passagèrement me livre la légitimation d’être au monde, je suis littéralement
le cas pour quelques instables instants, et ça me rassure, sur le lit-canapé je
me détends et somnole, parmi les piles dans la librairie, et pendant ma
somnolence je sens à côté de moi, le long de moi, la présence de la libraire,
et je m’entends murmurer : Merci de
me protéger, parce qu’elle m’a défendu tout à l’heure vis-à-vis de clients
qui avaient trouvé à redire que je sois là, au milieu de la librairie à me
prélasser sur le lit-canapé.
21.
Et pendant ma somnolence je sens
sur moi le poids d’un bras, et cela aussitôt m’émeut, m’alerte et même me
trouble beaucoup, dans la mesure où cela fait si longtemps que je n’ai plus été
touché, cruelle sévère privation, c’est peut-être même une jambe qui me touche,
présence vive de la libraire.
22.
Puis je me dis que si jamais elle
est couchée sur le dos, cela veut dire qu’elle a pris une posture d’abduction, jambes
ouvertes, et que je pourrai oniriquement avancer mes doigts, fouiller un peu et
pénétrer, ça me fait sourire, et je me dis qu’elle a peut-être envie de jouir.
23.
Comme taillé dans du granit, pour
la raideur et la dureté, cela se passe dans la pénombre du petit jour, entre
sommeil & veille, entre songe & clairvoyance, c’est encore la vague
euphorie du comateux néant nocturne et déjà le début du déclenchement en série
de plusieurs milliards de microscopiques reconnexions dans l’électricité
interne, et donc déjà assez de vivacité pour ressentir cela : comme taillé
dans du granit, pour la dureté & la raideur, et y porter aussitôt la main,
émerveillé & incrédule, nom de Dieu
de nom de Dieu, et on y mettrait volontiers l’accent de la voix de Derrida,
putain de nom de Dieu, je bande,
bonne belle trique, raide comme taillée dans le granit, mais tiède aussi,
vivace & palpitante, et sans raison et gratuitement, au sortir du sommeil,
dans l’ingénuité du petit jour, sans le moindre ingrédient libidineux, aucun
vestige de songe, juste cette élémentaire manifestation du plus profond dedans
vers le dehors, sensation inouïe, poignante, bouleversante, je bande donc je
suis.
24.
Et tu patauges à petits pas
potachement pataudement à travers les marais du charabia derridien, méandres,
lacets & détours, circonvolutions, circonlocutions, il avance par menues
vrilles & virevoltes, thématise tout par la tangente dans cette spiralante
lettre qu’il écrit sur des centaines de pages à une insaisissable destinatrice,
marivaudant parfois un peu, comme pour alléger le poids du propos, thématise
tout mais évite, page après page, systématiquement, scrupuleusement, la
thématique de la trique, l’intrinsèquement majestueuse triviale trique, telle
qu’elle peut incongrument se manifester dans le siècle au creux de la couche au
fond de la solitaire piaule, aucune trique dans ses pages, c’est désespérant, on
eût aimé mieux piger tout ça, approfondir, un brin de phénoménologie nous
aurait fait avancer, il est vrai qu’il avait peur de l’âge.
25.
La vieillesse le faisait flipper,
quand il meurt il a mon âge, il faut le dire, soixante-quatorze ans, déjà je
lui survis, (hab mir also, ätsch, diese
klinzige Gloire geleistet ihn zu überleben…).
26.
Et ma prodigieuse érection de ce
matin est une telle protestation de vie, dans une lettre, quatre années avant
sa mort, à Max Genève, il se dit obsédé
par l’âge et le désir de ‘dévieillissement’, il écrit aussi que 70 ans, c’est l’enfer, moi, à 70 ans,
j’étais jeune, c’était dans ma vie le paroxysme du bien-être & du bonheur, c’est
cela que je me remémore au moment de la matinale raideur, explicitement, comment
j’allais jusqu’au fond du ventre de l’aimée, ineffable jubilation, — mais
aujourd’hui, entortillé que je suis dans toutes ces bandelettes, comme une
momie de pacotille, je ne sais pas, je ne sais plus, je ne saurai jamais si
pour celle que j’aimais j’étais autre chose qu’un godemiché.
27.
Épingles sur la cartographie du
temps, placer mes repères, j’ai toujours fait ça, depuis la prime adolescence
où sur de longues paperoles je détaillais les dynasties égyptiennes jusqu’à
l’aube des temps, maintenant je m’apprête à célébrer les manèges & les
carrousels du pliocène à l’ère cénozoïque, avec toutes les guirlandes &
fanfreluches bariolées, pour moi un temps si heureux, si emblématique, je n’arrêtais
de fredonner c’est mon pliocène à moi, comme
si je pouvais me l’approprier, je me sentais léger, j’adorais respirer.
28.
Faisais des randonnées avec des
sentiments souverains d’insouciance, des randonnées intercontinentales, c’est
l’époque où l’isthme de Panama fait irruption, provocant le grand échange
interaméricain et une massive circulation des herbivores et de leurs prédateurs
carnivores, partout les tatous prospèrent, le Groenland se couvre d’une épaisse
couche de glaciers tandis qu’en Australie les marsupiaux restent dominants.
29.
J’ai ainsi toujours essayé de
m’orienter, me situer dans l’innommable débandade, placer mes repères parmi
l’universel gâchis, en posant posément mes quelques dizaines d’épingles sur la
cartographie du temps.
30.
Et m’importent autant certains
laps de millions d’années que la suite de fugaces instants pendant quelques
jours de cet été, telle promenade le long de ma Moselle et simultanément les
tourbillons des ères.
31.
Ici quelques cygnes blancs
pédalent le long des berges tandis que là-bas aux Amériques les rhinocéros et
les tapirs s’éteignent carrément et qu’en Afrique les primates continuent leur
évolution et les premiers hommes apparaissent, c’est pour ça que j’affectionne
tellement le pliocène, que je retourne étudier chaque fois que j’émerge
suffisamment du magma de mes tristesses, l’esprit assez acéré pour saisir le
sens de tous ces mots dérivés du grec & du latin, ongulés, ursidés,
canidés, mustélidés, félidés, ce n’est que plus tard que les hyènes sont
poussées à se spécialiser en nécrophagie.
32.
Je suis très heureux et très
équilibré, même si je passe la plus grande partie des journées à dormir,
roupiller pesamment sous trois couches de couettes, comme si hiberner dans
l’abrutissement était une volupté, et puis merde putain, c’en est une, de
volupté, et je me réveille, me mets debout, titube un peu, prépare un café, me
mets à table, ouvre mes dossiers, et poursuis mes études, j’étudie le pliocène
avec une sorte de rage et d’acharnement, et cela me consolide, donne de l’équilibre
à mon psychisme, pendant que se poursuit la collision des plaques africaine
& européenne, et que les Alpes et les Pyrénées continuent leur orogénèse, je
pratique dans l’univers d’infimes découpages, selon des pointillés que je
choisis soigneusement, conformément à mes inquiétudes & obsessions du
moment, découpages si infimes qu’il est impossible de les cadastrer autrement
que dans ma tête.
33.
Cet arbre-ci dans la prairie, et tout
en bas de la colline, sur la route, cette blanche camionnette du laitier, ce
sont des éléments considérables de l’univers, qui me procurent de puissantes
pulsions d’étonnement, il y a l’universelle loi de la mort, puis cette blanche
camionnette, qui pendant une infime fraction de seconde semble pouvoir faire
office de réfutation de l’universelle loi de la mort, c’est étonnant, tout à
fait étonnant.
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