lundi 9 janvier 2017

perle noire

Franschhoek, photo L. Sch. 08 01 2017



chapitre 22


1.
Le passereau, je regarde le passereau qui est là, sur la rambarde du balcon, je vois son œil, minuscule perle noire, avec ça il voit, comme je vois avec le mien, même s’il ne voit sans doute pas de la même manière, pas les mêmes choses que moi, ne s’intéresse pas aux mêmes choses que moi, mais il s’intéresse à moi, et moi je m’intéresse à lui, pour des raisons qui ne sont pas les siennes.

2.
Son œil et mon œil ont les mêmes fonctionnalités, le même mécanisme extrêmement sophistiqué, et à voir sa minuscule perle noire, je suis émerveillé, je suis tout à coup infiniment émerveillé impressionné ébloui, profondément émerveillé de ça : de la vue, de nos vues, que nous voyions le monde, qu’il y ait un monde à voir, ici devant le balcon, dans le petit matin, c’est une grande montagne (je corrige, j’avais écrit montaigne…), encore dans l’ombre, sauf la cime qui s’illumine des premiers rayons du soleil.

3.
Les deux passereaux, le mâle et la femelle, étaient hier soir déjà au même endroit sur la rambarde, à faire des gazouillements énervés que je ne compris que plus tard, sur le moment je me disais que ce n’est pas habituel que des passereaux fassent de façon presque interrompue ces bruits de crécelle, comme s’ils n’étaient pas vraiment heureux, c’était comme une fâcherie, une alarme, ce matin il y a grand vent dans le paysage, les herbes se couchent et les arbustes sont secoués, les arbres échevelés, le livre bleu de Jean-Pascal Dubost, posé devant moi sur la table, s’est soudain ouvert, et un feuillet qui était entre les pages s’est d’un coup envolé, disparaissant aussitôt par-dessus des toits, je ne me rappelle pas quel papier il y avait entre les pages du livre, brouillons peut-être pour une énième lettre d’amour pas envoyable, peut-être une grivoiserie notée à un moment d’excitation, some slippery Muschi-stuff, je me serais fait rabrouer, parfois quand je suis au seuil d’une phrase à me demander si je peux écrire ça comme ça, je l’entends, perché sur mon épaule, tout contre mon oreille, Walser croasser narquoisement : ja freilich, tu peux, kannste !

4.
La femelle fait à plusieurs reprises un rapide vol entre la rambarde et le haut du lustre à quatre bras suspendu au plafond de la terrasse, elle reste juchée un instant sur le dernier maillon de la chaîne du lustre, avec des mouvements rapides de la tête regarde de tous les côtés, et j’ai l’impression que c’est surtout moi qu’elle tient à l’œil, puis retourne à son poste sur la rambarde, pendant que le mâle continue à croassoter, je m’aperçois qu’à côté de l’endroit où le lustre est accroché il y a une petite ouverture carrée dans le plafond, et au bord de ce trou, à plusieurs endroits on voit de petites macules de boue, et soudain je comprends : il y a un nid là-dedans, et ils n’osent pas y entrer tant que je suis là, par une sorte de tangence fragile & fugace nos vies se sont frôlées et nos rythmes en ont été, de façon imprévue, un peu perturbés, eux l’inquiétude et la contrariété, moi la curiosité et l’attendrissement.

5.
Je quitte la terrasse pour quelques instants, me cache à l’intérieur, derrière la porte, et très peu après la femelle s’élance et disparaît à l’intérieur du trou, puis le mâle aussi, qui avait émis son inesthétique gazouillis tout en tenant dans bec un fétu de plume, disparaît à son tour à l’intérieur, et j’ai enfin compris : ils ne veulent pas compromettre la sécurité de leur nid, et n’y vont pas tant que je suis présent, ils ont leur vie, j’ai la mienne.

6.
Ils vivent sur terre comme je vis sur terre, et le vent continue ses rafales, et le soleil conquiert la montagne, et en bas de la terrasse, au bord du large étang, les roseaux ondulent au rythme des rafales, comme dans un film japonais que j’ai vu il y a très longtemps, un film sombre & dramatique, une poule d’eau gracile & solitaire zigzague dans l’eau, l’existence amphibie semble beaucoup lui plaire, elle est visiblement insouciante et enjouée, aucun prédateur ne l’a jamais inquiétée, et moi je suis à bonne distance, n’interfère en rien dans ses batifolages, de temps en temps elle plonge, disparaît pour quelques secondes, puis ressurgit un peu plus loin, s’ébroue et continue son allègre pédalage, elle est célibataire et cela lui convient, la poule d’eau n’est pas grégairement canard, elle se suffit à elle-même, et les passereaux sur la rambarde crécellent de nouveau, parce que je suis là, le mâle tient dans son bec une nouvelle ramille, le nid n’est sans doute pas fini, je suis là, à ma table, sous le lustre, dans le matin venteux, avec mon cahier, à noter mes balivernes sur la vie, sur la vue, sur la petite perle noire, et sur le regard du passereau et sur le mien, la massive majestueuse montagne que je regarde tout le temps, et mon émerveillement infiniment mélancolique qu’il y ait à voir tout cela, l’énigme absolue de l’existence du monde.

7.
Je me prépare ma troisième tasse de café, eau bouillante, poudre Nescafé-Capuccino, achetée au Pick & Pay, en sachets, dix par boîte, les passereaux sont en couple, c’est émouvant, mâle et femelle, c’est émouvant, soucis communs, peut-être aussi plaisir d’être ainsi ensemble, puis, pendant que j’allais me mettre à réfléchir sur la monogamie des volatiles, soudain sur mon écran, au gré du manège des algorithmes apparaît une photo, un moment avec Lhasa de Sela, en juillet 2005 à Lodève, elle sourit, je souris, elle a posé la main sur mon épaule, elle est morte, je vis encore.

8.
Elle est morte, son sourire n’est pas mort, et pendant que je bois ma troisième tasse de café, un peu sursucrée, le passereau continue ses vols entre la rambarde et le haut du lustre, il n’ose entrer dans sa demeure, il se méfie de moi, ne veut pas que je sache où est son nid, la minuscule perle noire de son œil m’a aperçu, et je ne lui inspire pas confiance, cela fait deux heures que cela dure, deux heures de notre vie, de ma vie, je ne sais pas ce que c’est deux heures pour eux, je ne sais rien de la durée de leurs journées, rien de la durée de leurs vies, rien de leur joie d’être ensemble, rien des modalités de leur monogamie, est-elle annuelle, saisonnière,  ou pour la vie, le soleil a encore continué sa quotidienne conquête de la montagne, il l’aura bientôt tout entière, puis un pigeon vient se poser, lourdement, sur la rambarde, autour de ses yeux, une zone ovale rouge vif, à côté des passereaux il est géant, un boeing à côté d’un piper, le passereau ne prend pas note de lui et continue à créceler.

9.
Je continue à lire dans le livre de Jean-Pascal Dubost « Continuation de détails », 2007, chez L’Âne qui butine, à 317 exemplaires, ses tribulations existentielles ferroviaires salledattentistes résidentielles poétologiques urbanistiques néolithiques potagères, il continue à lire Collin « 22 lignes par jour », qui lit Collin ?, qui connaît Collin ?, je ne connais personne qui lit Collin, alors lire dans Dubost qu’il lit Collin, ça m’émeut, et j’ai le réflexe d’ouvrir un Collin, mais je suis à douze mille kilomètres de chez moi, il n’y a pas ma bibliothèque, je veux dire ce qui reste de ma bibliothèque, Collin me reste, Collin n’a pas brûlé, il y a au moins un Collin sur les trois que j’avais, qui a échappé au désastre, il n’était pas sur une planche C du grenier, je suis régulièrement retourné aux livres de Collin pendant plus de vingt sinon trente ans, petites observations, menues perceptions, ésotérismes intrigants, monologues passablement autistes, déclarations qui n’engagent pas la configuration de l’univers, interpellations dont on ne sait pas qui elles interpellent, parfois c’est juste le bout d’un doigt qui pointe un infime phénomène presqu’imperceptible dans l’immense domaine du perceptible, ou un adjectif un peu de guingois, un adverbe jouissivement incongru, ou des récurrences qui paraissent insister mais c’est sans conséquence, annonces qui annoncent autre chose que ce qu’elles annoncent, quand je lis je n’ai pas besoin, pas envie de trouver ce à quoi je m’attendais.

10.
Plaisir d’agencer sans liant d’aucune sorte des mots qui loin d’accrocher ne font que planer dans les embruns, puis soudain tel nom propre qui fait son cratère de météorite, Walser ou Machado, repères qui balisent un pointillé en suspens, écharde si épaisse à la seule mention du nom de Descartes, si actif dans sa tête, si assidu & farouche, et si infatigable jusqu’à son ultime & fatal rhume à Stockholm, j’avais deux longues planches Descartes, plusieurs versions des œuvres complètes, dont les jaunes Garnier, trois épais volumes, avec la correspondance chronologiquement mêlée aux œuvres, on passait en revue les objections de ses correspondants, et ses objections aux objections, l’élaboratoire des pensées, feuillet après feuillet gribouillé avec de la suie liquide, et aux jours fériés la blanche collerette dentelée, et Franz Hals qui barbouille son poignant portrait sans faire le détail de la dentelle, juste des traits rageurs de blancheur comme feront plus tard les impressionnistes, et sur les planches Descartes ses très-savants commentateurs, à commencer par Guéroult que je lisais à Paris en 1967, à contempler le Descartes par Hals, on rêve d’un Spinoza par Rembrandt, et on pense à la Sternstunde où Holbein a peint Erasme, quelques zones où la montagne porte de terribles cicatrices, endroits où le feu est passé, détruisant des centaines de conifères, restent des squelettes carbonisés, et à leurs pieds quelques chétives touffes d’herbes qui recommencent à mettre un peu de verdure, graines enfouies qui ont survécu ou ont été amenées de loin par le vent, les deux planches Descartes avec une trentaine de livres n’ont rien laissé, sauf quelques grammes de cendres transformées en poisseuse bouillie par les trombes d’eau des pompiers.



AUTRE LIASSE
Le Murmure du monde, volume VIII
inédit





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