jeudi 8 janvier 2015

Le poids du savoir

photo Gilbert Garcin



L’assouvissement de la libido sciendi est un délice, pendant que je lis & étudie, je suis heureux, enthousiaste, je jouis d’exercer ma pensée, je jouis de me sentir en vie, dans la solitude, le silence et la concentration je m’apaise, et je renoue avec des moments semblables de ma vie, moments innombrables, je circule librement et euphoriquement dans le réseau complexe et infiniment ramifié des textes que j’ai lus & relus, médités et commentés, Socrate, pendant le Banquet vient s’asseoir à côté d’Agathon et lui donne la réplique, ma compréhension, dit-il, n’est que chose ombreuse, équivoque comme un songe, Socrate n’a pas réponse à tout mais question à tout, et dans les milliards de cellules du cerveau des combinaisons se font, se défont, se refont, s’enchevêtrent, s’abîment, et la pensée vagabonde entre les concepts et les images, entre les déclarations et les fantasmes, entre les spéculations et les doutes, et les textes se télescopent, tangences de Platon, de Chaucer et d’Emerson, tangences d’Épicure, de Lucrèce et de Montaigne, tangences de Sénèque, d’Erasme et de Nietzsche, tangences de Qohelet, de Leopardi et de Schopenhauer, tangences de Khayyam, de Rilke et de Montale, que savons-nous, sur quels acquis pouvons-nous nous appuyer, nous reposer, nous ne savons rien, et nous sommes tout le temps en train de savoir, et tout le temps en train d’égarer ce que nous savions, et le constant amoncellement de bribes de savoir ne nous sert à rien, ne nous préserve de rien, et tout ce que nous aurons thésaurisé en des milliers d’heures de lecture, d’enquête, d’étude, ne constitue aucun viatique, un Charon sardonique et goguenard nous accueillera dans sa barque, disant : une petite obole en métal, fer blanc ou aluminium, qu’importe, me suffira, de toute façon c’est purement symbolique & rituel, tout le reste de ton pathétique bagage, tu le laisses sur la berge, de tout ton savoir je ne veux rien savoir, je ne suis qu’un spectre dérisoire, dit-il, et toi tu n’es qu’un gueux sans poids et sans importance, et maintenant, vois-tu, c’est fini.
 Le murmure du monde, vol. VII


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