vendredi 16 février 2018

LE CAHIER DE NAROKI - Dixième livraison

Francis Bacon, Study for a nude, 1951




DIXIÈME LIVRAISON
— 33 notes, 439e carnet de L. Torganov —
(Odessa, janvier/février 1926)



Les souliers pleins de boue sont dans lappentis ; jattends que la boue sèche. La grossière brosse aux poils rêches sert à enlever la boue séchée.
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La nouvelle brassée de feuilles, au pied de la rhubarbe, non encore déployée, et qui a la grosseur dun poing denfant, est fascinante et obscène. Elle trouble.
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De temps en temps une mouette ségare jusquici, ricane au-dessus des cerisiers ; cest des sons incongrus dans ce jardinet où normalement il ny a que le merle et quelques mésanges bleues.
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Une tige de muflier misérablement mais courageusement s’est incrustée dans un interstice du pavé et arbore tout au bout une chiche rougeâtre fleur dans le maussade climat de février.
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Ne pas confondre les successives maisons ; se souvenir des chatières. S’il y avait un chat et comment il circulait, dedans & dehors.
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Au bord supérieur de la lucarne basculante du grenier, à la barre de fermeture, j’ai attaché une épaisse corde qui sert à ouvrir, en tirant, pour faire basculer la fenêtre. Et pour la refermer je me sers d’un long manche à balai avec lequel je repousse. A voir cette corde qui pend, on pourrait penser que le locataire a pu avoir des velléités de suicide.
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Peu à peu, très peu à peu, très modérément l’ordre revient. Ça a commencé avec la table de nuit. La dizaine de livres empilés, je les ai remis dans l’étagère. Des livres à l’horizontale existent à peine, on ne peut pas suffisamment les identifier, sauf celui du dessus. Et cela encombre l’espace. Et encombre l’esprit. Maintenant, sur la petite table de nuit (rouge) il reste un seul livre, « En gagnant mon pain» de Gorki, paru il y a une dizaine d’années. Il y aussi un verre avec quelques crayons couleur. Pour les soulignements. Et aussi une lampe avec un abat-jour marron clair. C’est une toute nouvelle lampe. Je suis content de tout cet ordre. Et les somnifères qui traînaient dans leurs petites alvéoles de plastic blanc sur fond d’aluminium sont maintenant dans le tiroir de la petite table de nuit, hors de la vue, comme s’ils n’existaient pas. Je suis content aussi de la nouvelle lampe. La nuit je n’ai qu’à ouvrir le tiroir pour prendre mon somnifère, je déchire la lamelle d’aluminium en dessous de l’alvéole et libère un comprimé. Chaque nuit, je prends un somnifère. Chaque nuit, depuis le départ de Nada. Et aussi le bloc où je fais cette note nocturne. Le lendemain j’arrache la feuille du bloc pour aller copier la note au grenier dans mon cahier. Toutes mes notes depuis toujours se font dans des cahiers.
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Il y a eu des maisons avec chatières et des maisons sans chatières.
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Mieux valait que j’eusse ça dans la tête deux fois plutôt que pas du tout.
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La machine à écrire Erika, un jour qu’elle me résista, je me mis en colère tellement que je la jetai contre le mur. Et il fallut acheter une nouvelle machine Erika.
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Au bout de la fière orchidée blanche les cinq derniers boutons dépérissent, ne vont pas éclore. Faut-il les arracher ou les laisser ainsi, rabougris, brunissants, moribonds ? Les treize fleurs écloses, elles, sont radieuses.
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Il y a eu des maisons sans rivière et sans cygnes. Et donc sans danger d’inondation.
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Quand j’ai copié la note je froisse la feuille arrachée au bloc et la jette dans la corbeille.
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La nouvelle lampe à abat-jour marron clair, je l’ai laissée allumée pendant le jour, du matin au soir, pour le plaisir d’avoir une nouvelle lampe.
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Mieux valut que je disse ça deux fois plutôt que pas du tout. Ça ne me dérange pas de ressasser.
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Je ne me suis pas éloigné d’Odessa depuis des mois, sans doute des années, je ne me souviens plus exactement. Faudrait consulter les carnets de l’époque. Avant j’ai vécu quelques années, assez misérables, à Rostov, Zapadnaya ulitsa, dans un vieil immeuble noir & malsain, au troisième étage, avec vue sur la manufacture de balais, haute cheminée qui émettait une fumée pestilentielle nuit & jour ; puis quelques mois à Novossibirsk, c’était horrible, je me suis enfui. Et j’ai fini de m’installer définitivement ici. Le climat me convient. Quant aux gens, je ne les vois pas, presque pas.
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Je passe mes journées dans la petite chambre du fond qui donne sur le jardinet avec les deux cerisiers et le pied de rhubarbe aux larges feuilles ; quelques platebandes (en hibernation) d’oignons, d’oseille, de poireaux, de persil, de ciboulette, de cerfeuil, d’estragon, de laitue, de carottes, de pommes de terre. Les soupes que je préfère, c’est les soupes vertes.
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Bien que marchant pensivement, et donc lentement, bien que regardant pensivement vers la terre, j’ai mis les pieds dans la flaque d’une l’ornière au bord de la ville. D’où la boue sur mes souliers. Mes souliers dans l’appentis, à sécher.
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Il y a eu une maison qui a brûlé. Je me réveillai à cinq heures du matin, et la maison brûlait.
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L’araignée, au coin de la fenêtre du jardinet, du matin au soir n’a pas bougé. Le soir j’ai crié, mais comme toutes les araignées, elle est sourde. Je ne sais pas si elle est morte.
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L’orchidée aux cinq boutons transis, je l’ai mise à bassiner, toutes les aériennes racines dans l’eau (décalcifiée au carbone).
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Je suis remonté, pensivement, la Rozkydailivs’ka ulitsa, jusqu’au coin de la Staroportofrankivs’ka ulitsa, puis, pensivement, je suis redescendu la Rozkydailivs’ka ulitsa, sur l’autre trottoir. Le ciel était clément, j’avais le soleil dans le dos.
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Laisser allumé la lampe pendant le jour c’est du gaspillage. Mais le bonheur c’est du gaspillage aussi.
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Sur les trois épaisses couvertures du lit, deux sont en épaisse laine, et une en épais coton. Celle en coton est celle du dessus, elle est presque blanche.
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Parfois aussi je passe toute une journée au grenier où il y a la lucarne basculante avec la grosse corde. Une table et une chaise.
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Le lit n’est pas étroit mais large. Je pourrais me coucher en diagonale, et même en largeur, mais je ne le fais pas. Je reste de mon côté.
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C’est une boue qui sèche vite. Elle sèche en une nuit. C’est à cause de notre géologie.
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Jamais aucun Mortin à l’horizon.
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Depuis mémoire d’homme je n’avais toujours eu que deux couvertures. La troisième, en laine, acquise plus tard dans ma vie, c’était pour Nada quand elle venait dormir, elle était frileuse. Depuis, j’ai gardé la troisième couverture – comme si j’avais gardé sa frilosité.
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Dormir, c’était toujours dormir nu.
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Je n’ai plus lacé mes chaussures depuis des mois ; ce n’est pas que les lacets soient cassés. Il y a quelque temps j’avais un jour oublié de lacer mes souliers (les noirs, ceux que je mets à la mauvaise saison), et je me suis rendu compte que je marchais tout aussi bien dans mes souliers quand ils ne sont pas lacés.
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Dans mon large lit, après le départ de Nada, je ne me suis plus jamais couché de son côté.
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On dit d’un violon qu’il miaule.
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Après avoir j’ai nettoyé la boue des souliers avec la grossière brosse aux poils rêches, je me mets en devoir de nettoyer la brosse pour qu’elle soit prête à l’emploi la prochaine fois qu’il m’arriverait de mettre les pieds dans la flaque d’une ornière. Mais je n’ai plus pris ce sentier-là. Il y a beaucoup d’autres sentiers. Je ferai mes expériences.

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