peinture Jean Dubuffet
dix-huitième livraison
Leurre du jour
le jour
33 notes
(1980)
L'heure du
jour, de la nuit, - leurre du jour le jour, rien ne se passe quand tout passe,
il n'y a pas d'anecdote, rien de marrant à relater, j'aurai toujours suspendu
le suspens.
Buenos
Aires fabuleuse monstrueuse que je connais que j’ignore ; l'une ou l'autre
ruelle de Barcelone y fait sans doute allusion. Sábato continue-t-il à écrire?
Je ne sais rien de Buenos Aires, et pourtant le seul son de ce nom me donne le
vertige. Mais le vertige de ceux qu'on étouffe sous des cagoules crasseuses;
ils chient d'angoisse, vomissent de désespoir. Ils ont les mêmes prénoms que
leurs geôliers leurs tortionnaires leurs assassins.
Et le
roman circonstanciel qui dirait nos difficultés d'être, qui déroulerait notre
ensemble, roman sans paroles.
L'enfant
qui a les doigts tout poisseux de confiture l'enfant auquel tu as choisi un
prénom l'enfant qui compte dans la panique l'enfant du présent l'enfant qui est
là tellement là l'enfant les yeux grands ouverts l'enfant tous les enfants
écrire est simple quand les mots sont simples l'enfant qui est là à portée de
tes bras de ta tendresse et l'autre enfant dont le père a porté la cagoule
l'enfant sans nom l'enfant lointain dans l'horrible ville lointaine l'enfant
pour lequel tu ne peux rien aucune anecdote aucun suspense mais l'horreur la
seule horreur l'enfant tous les enfants il n'est d'autre ciel enfant que ton
sourire j'ai vu un enfant sourire j'ai vu mon enfant sourire enfant bonheur
enfant panique écrire n'est plus rien quand c'est l'horreur.
Nous
n'habiterons jamais l'horrible ville, mon enfant, et je ne rêverai plus ce rêve
de facile évasion, il n'est pas d'exil plus heureux que le nôtre. Ils ne
tueront pas ton père. Ils ne tueront pas ta mère. Nous serons ensemble encore
quelques jours quelques années.
Le
sourire. Et l'horreur. L'horreur dans la vie. L'horreur dans le roman. Dans le
roman Pierre et Jean sont et vont quelque part. Il y a des adjectifs qui leur
vont comme des gants. A la fin l'un d'eux est mort et on ferme le livre. Pierre
est enterré et on remet le livre sur l'étagère.
On s'est
refusé aux émotions, on s'est interdit les émotions. Parce qu'on ne survit qu'à
trois ou quatre émotions. On louvoie en permanence ; on ne voit pas, on
louvoie.
Je regarde
le paysage chaque jour. Et chaque jour j'essaye d'éviter l'émotion du paysage.
J'essaye de ne pas y être. On ne peut pas être chaque jour dans le paysage, on
n'y survivrait pas.
Ni
l'horrible ville, ni les collines calmes du bonheur. Il faut souvent et
beaucoup dormir.
Et soudain
le visage de Josiane m'avait complètement dérangé soudain le visage de Josiane
m'avait donné le vertige soudain le visage de Josiane avait été si beau que
soudain le visage de Josiane
Urgent des
fois qu'on parle, qu'on entende parler, solitude si pesante si constante qu'on
finira par désapprendre le regard et la parole. Il faut parler. Il faut essayer
de parler.
Ma sœur
viendrait. Ma sœur viendra. Elle me dira : Je suis heureuse. Elle dira : j'ai
peur. Elle dira : je ne sais pas. Et dira : es-tu heureux ? Et dira : N'as-tu
pas peur ? Et dira : Comment sais-tu ? Et sera là à me regarder. Me verra me
verra pas. Et dira : Je ne sais pas où je te rencontre. Et je dirai par exemple
: Les femmes. Et je comprendrai qu'elle ne sait rien des femmes. Rien de ce que
je sais. Et comprenant qu'elle ne sait rien, je balbutierai. Et la voyant ne
pas comprendre je ne comprendrai plus. Je serai soudain tout à fait ignorant.
Et elle sera surprise de mon ignorance. Et pour ne plus balbutier, je me
tairai. Et il serait si urgent que. Une autre fois un autre jour nous
parlerons, essayerons de parler.
C'est
l'abba du désert d'Egypte qui parle de la femme, il a mainte érection sous son
pagne tout amidonné de foutre séché et il dit la satanique femme, pérore sur le
désir, compose des traités sur la concupiscence, - il a peu compris, mais dans
ce qu'il a compris il y a ceci : que dans le désir il y a de la métaphysique.
Le soleil aux rayons nerveux est l'emblème parfait du sexe de la femme.
Mon plus
bel ostensoir c'est ta vulve soleilleuse.
Je continuerai à écouter le moine japonais, l'abba du
désert, le savant aux grenouilles, ils m'aident à ne pas savoir.
Depuis des
siècles nous savons que le chant du merle nous rappelle quelque chose.
Et la lune
sera sur l'herbe, sur la faux.
Se
rappeler ce quelque chose qui n'a pas de nom, qui n'a jamais eu de nom et oublier
la cagoule, oublier. Oublier, afin de.
Se
rappeler toutes les choses belles toutes les choses tristes toutes les choses laides
toutes les choses heureuses et par une parole simple dire la panique je
voudrais me rappeler que nous nous sommes regardés caressés que nous avons
joyeusement et en geignant fait de belles amours j’ai le goût de ta vulve sur
tout mon visage toutes les choses insensées et la lune et la faux
Es
ist nun auch manch gutes Tierstück im Garten wegen der Sonnenblumen: grosse, dicke Hummeln, auch bei
schlechtem Wetter
Ludwig
Hohl, „Nuancen und Details“
La précarité n'est plus ce mot choisi ; le moindre
hiatus dans la physiologie et la mort n'a plus rien d'aphoristique. L'angoisse
cloporte. Je ne sais plus rien ne suis plus rien j'ai froid je tremble. Muré
dans ma mansarde, assis, j'écris j'ai froid je tremble. Le soleil s'est dérobé
m'a tourné le dos ; j'ai à fond potassé cette astronomie-là, le face ou pile ne
m'est plus mystère.
Il n'y a pas d'autre monde que le monde, à pile c'est
loupé.
Je finis par aller chez le médecin
; dans la salle d'attente je lis un livre suisse, je lis, excité, jubilant.
Comment qu'il est, le Suisse ? Helvétique et discrètement génial. Les plantes
vertes sur le rebord de la fenêtre sont vertes. Je lis. Les plantes ont un
rythme si autre. L'acuité du Suisse me rend aigu. Lire, c'est ça : penser pour
ne plus penser. Le bel ailleurs. Me fertilise puis me féconde. Les plantes ne
sont pas à la merci des battements ; chez elles ça s'arrête pas de la même
façon. En comparaison, nous, c'est de la mécanique. Luxe pompeux la pompe qui
me pompe - qu'elle coince une seule et futile fois et tu claques !
Aucun cloporte dans les pages du Suisse, typographie
disciplinée et transparente, reliure impeccable. Et des pensées, des pensées,
clairvoyance, lucidité, hautes Alpes de l’intelligence ; modestie aussi,
superbe modestie. Je pensais : tu n'écriras jamais plus et je m'arrêtai
d'écrire. Puis je recommençai à écrire ; il fallait encore et mieux écrire, par
exemple sur les plantes, j'ai encore jamais écrit sur les plantes, et pourtant
je m'y connais. Pensées. Penser les plantes. Le bel anus d'une belle fille sera
un argument supplémentaire pour la face soleilleuse du soleil. April is the
cruelest month et octobre est le mois le plus tangible, celui qui se fait
le plus sentir, le premier givre te chambarde te saccage de fond en comble, le
sourire ne te réussira plus jamais, le temps est une substance palpable, le
sperme sur la peau reste chaud quelques instants. Au secours.
La Vénus de Médicis, m'a-t-on expliqué, a une admirable
expression de pudeur alarmée, j'irai voir aux Offices, de la main gauche elle
cache (ou signale ?) un sexe qu'elle n'a pas. Celle de Vélasquez, je la rêve
bien poilue aux aines, elle ne me voit pas dans son miroir, voyeuse, elle se
re-garde le ventre, et moi voyeur renvoyé, je la regarde regarder.
Comme j'en veux à la plante qui vivace viville vivote se
la coulant douce et molle dans ses limpides liquides ; et moi qui pourris tout
plein de ce vermillon brunissant.
Voulez-vous que je vous dise: je vois des centaines de
kilos, je vois des tonnes et des tonnes de hamburgers, et c'est exactement le
poids de ma haine pour une certaine Amérique bigoteuse et pacotique, je mourrai
sans avoir arpenté certains boulevards brailleurs, Stars & Stripes et Holy
Virgin et Dow Chemical et Go West, j'irai me prélasser au bord des étangs, là
où flottent les nénuphars et les rats trépassés raides, ventre ballonné, et la
vermine de service prête au festin, et celle qui t'aura ne sera pas moins
gourmande.
Je planterai des fanions dans la soie des paravents, les
mouettes seront au rendez-vous et les cyprès de Pérouse et les clarinettes de
Berlioz, faut faire son choix et s'il faut choisir je choisirai qu'ils m'auront
pas - pour le moment.
Je me disais sans cesse: tu seras puni tu seras puni -
il n'est pas possible d'être si heureux impunément, tu seras puni, et il y
avait des hirondelles des abeilles des tulipes des lézards il y avait
d'immenses tapis d'anémones il y avait le soleil et le lilas et la lune il y
avait son sourire et la fraîcheur de ses seins il y avait ses yeux sa voix ses
baisers il y avait la vie rien que la vie l'herbe les coccinelles les jeunes
tournesols hauts de trois centimètres il y avait le vent sur l'étendue des
champs il y avait le silence des bosquets et le pépiement des mésanges et je
posai doucement doucement ma paume sur son ventre et je sentis la ronde et
tiède colline de son pubis et le temps galopait immobile et je chantais tu
seras puni comme tu seras puni.
Des choses que je comprends : qu'un type s'enferme
pendant plusieurs mois et écrive en marge de « Mon cœur mis à nu » de
Baudelaire ; et même qu'un type s'enferme plusieurs années et écrive un livre
en marge de « La Cité de Dieu » d'Augustin.
Et soudain après plusieurs semaines, il se mit à
pleuvoir, et comme autant de gouttes chutaient les pétales du poirier. Il y a
des gens pour me dire que j'aurai quarante ans, je n'en sais rien, la pluie
sent comme toujours.
Aimer un peu c'est bien. J'aurais dû aimer un peu, si
vous aimez un peu, rien ne peut vous arriver, j'aurais dû être un peu amoureux
de toi, voilà l'idée, la seule de cette saison, qui me vient en écoutant
l'odeur de la pluie, j'aurais dû t'aimer un peu, c'est-à-dire pas du tout. Je
n'aurai jamais vraiment quarante ans, je ferai semblant. Tout serait bien si je
t'avais aimée un peu, j'aurais été plus attentif aux crocus aux escargots aux
lézards. Mais voici : un jour, je ne sais plus quand, je suis devenu définitivement
incapable de cynisme - s'il est vrai que le cynique est ce minable salaud qui a
honte d'être ému.
Le médecin a eu cette réflexion curieuse : Et ne venez plus
me parler de vos cloportes.
Pour un peu moins mourir, il y aura des vitamines.
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