mercredi 31 mai 2017

LE CAHIER DE NAROKI, 34 - 66

Jean-Marie Biwer, 2013

DEUXIEME LIVRAISON

34 – 66




34.
Lui vient l’idée que pendant un certain temps il ne retiendrait et ne noterait que des pensées simples, même primesautières, ainsi que des observations directes, même élémentaires, parce que si au départ on s’encombre de nuances et de complications, on ne fait que s’embourber & tourner en rond, au lieu d’y aller en disant, simplement, comment c’est.

35.
Comme un retour au modèle des archaïques lapidaires déclarations présocratiques, genre : le soleil n’est qu’un morceau de roc incandescent.

36.
Il y a le gazouillis mélodieux et gratuitement gai qui magnifie le silence et thématise l’intemporalité sinon l’éternité.

Il y a le gazouillement obstiné qui dérange le silence et thématise l’urgence, le souci, sinon l’imminence de la mort.

37.
L’injonction socratienne Connais-toi toi-même signifie ― ne signifie rien d’autre que : sois net et lucide sur ce que tu veux et peux pour mieux accomplir ce que tu dois.

L’injonction socratienne concerne l’agir, pas l’être.

38.
Qu’est-ce que tu sais de toi, comment et jusqu’où te connais-tu ?

Il se pourrait bien que les évaluations qu’on fait de soi n’aient aucune portée, aucune valeur. Quand je dis : Je suis dans la plus profonde mélancolie, il se pourrait bien que je ne sois pas dans la plus profonde mélancolie et que j’emploie des mots qui n’expriment en rien où j’en suis.

39.
Ce que je suis dans la solitude et ce que je suis sous le regard d’autrui n’a rien à voir ensemble.

Ce ne sont que deux manières diverses, opposées, de ne pas savoir qui je suis.

Qui suis-je pour dire qui je suis et qui sont-ils pour dire qui je suis ?

40.
Qui dit du mal de moi, qui est-il pour dire du mal ? Qui dit du bien, qui est-il pour dire du bien ?

Ponctuellement, cela peut fonctionner ; telle action que j’ai pu faire était mauvaise, et, lucidité oblige, je le reconnais ― telle parole que j’ai pu dire était valable, et, narcissisme oblige, j’y acquiesce.

Mais ces jugements en disent plus sur celui qui juge que sur celui qui est jugé.

41.
Ce que je suis : l’inadditionnable somme des moments que j’ai vécus.
Je suis tout ce qui m’est arrivé.

Je passe ma vie à vivre la suite des moments ― et à remémorer des moments que j’ai vécus.

42.
Question (maxfrischienne) : Le moment, ce moment-ci que tu vis, est-il heureux ?

Ou est-ce que tu souhaites qu’il soit autre qu’il n’est ?

43.
Il se souvient que pendant une courte période de sa vie où il était très heureux, il aimait à dire : Mon bonheur est tel que je ne peux imaginer ni souhaiter un bonheur autre ou plus grand.

Un jour qu’il mit cela par écrit, il ajouta : C’est la remarque la plus significative que j’aie à noter à propos des choses de ma vie.

A ceux qui lui posaient des questions à ce propos, il dit : C’était à cause d’une femme.

Et il ajoutait : Je peux mettre les dates, celle du premier jour et celle du dernier jour, avec une horriblement nette précision. Et l’heure exacte.

L’heure exacte du jour où pour la première fois elle vint chez moi ; l’heure exacte du jour où au téléphone elle me dit que c’était fini.


44.
Toutes les philosophies et toutes les sagesses de tous les temps ont toujours conseillé qu’il ne fallait pas placer son bonheur hors de soi.

Aucun penseur de renom n’a jamais pensé ou fait penser que c’était raisonnable pour un homme de confier son sort à une femme.

45.
En écriture il y a ceux qui vont de ci de là, comme Jaccottet, et ceux qui s’acharnent, comme Wittgenstein.

46.
Quelle est la couleur de ton amertume ?

47.
Il y a des moments où on ne peut pas, mais aussi des moments où on peut, pendant le moment qu’on vit, réfléchir sur ce moment et le caractériser.

Décrire l’endroit où on est, évoquer ce qui est dans le champ de vision, indiquer la température, énumérer les bruits qu’on perçoit et, prudemment, évaluer l’état psychique dans lequel on se trouve.

On pourrait faire cela vingt, trente, cinquante fois par jour ― cela ferait autant de pages dans un livre qu’on écrirait sur ses états psychiques successifs, et année après année, cela donnerait un gros livre.

48.
Je connais, dit Naroki, au moins un auteur qui, jour après jour, a mené jusqu’au bout un tel projet de gros livres, en des milliers et des milliers de pages : Amiel.

49.
Le concept de moment n’est pas stable.

L’instant est bref, toujours, ne dure pas ― le moment peut durer.
Dans l’expression un moment de la vie, cela peut être quelques secondes, quelques minutes, même quelques heures.

Dans l’expression un moment de l’histoire, cela peut être quelques heures, quelques jours, même quelques mois ou quelques années.

Moment désigne une homogénéité dans le temps, quelque chose d’identique qui dure.

50.
Depuis sept heures du matin, il est assis sur la terrasse, en haut de la colline, au milieu du vignoble, il fait grand soleil, une brise légère fait bouger les feuilles des quelques arbres qui entourent la maison.

Dans le grand silence général, les bruits particuliers sont facilement repérables, sporadiques gazouillis de divers oiseaux, au loin, dans la vallée, le vrombissement d’une machine invisible, sans doute un tracteur, un insecte qui passe, scarabée ou abeille.

En ville, une abeille qui passe, on la voit à la rigueur, on ne l’entend guère.

Autrefois les gens n’habitaient pas dans des villes.

Autrefois les gens connaissaient le silence.

51.
Puis un autre matin, dès sept heures, une rumeur nouvelle s’ajoute aux sons divers des jours précédents, en bas du lopin de vignoble aux 1500 tuteurs, je les ai entendus avant de les voir : quatre ouvriers sont venus travailler dans les jeunes plantes qui n’ont que trois ans et ne produisent pas encore, fin mai, elles ont poussé jusqu’à 50 cm et une à une il faut les élaguer, ne laisser que deux branches, la plupart en ont trois ou quatre, les superflues sont arrachées sans égards, avec des bouts de ficelles, que les ouvriers portent dans des sacs en plastique attachés à leurs ceintures, les pousses épargnées sont attachées aux tuteurs ; je suis descendu voir les hommes, ils m’expliquent en quelques mots, pas très loquaces ; ils doivent se demander d’où sort ce vecchio barbuto dans sa longue robe de chambre.

52.
Eguchi, le vieux protagoniste de « Les belles endormies » (1961) de Kawabata a 67 ans.

Utsugi Tokusuke, le vieux protagoniste de « Journal d’un fou » (1962) de Tanizaki a 77 ans.

Kawabata a 61 ans quand sort son livre ; Tanizaki en a 76 quand sort le sien.

Kawabata meurt, peut-être par suicide, en 1972, à 72 ans ; Tanizaki meurt en 1965, à 79 ans.

53.
Il fait cela fréquemment, s’introduire dans d’autres vies, par le truchement des choses écrites, prendre part en quelque sorte à des moments de vie d’autrui, ce qui se passe pour eux, comment ils vivent, ce qu’ils sentent et pensent, ce qu’ils écrivent et comment ils écrivent ― ce sont choses auxquelles il aime s’attarder.

54.
Comment à Londres, le 15 août 1665, Samuel Pepys, s’étant levé à 4 h du matin, va à pied vers Greenwich, se remémorant son rêve de la nuit, le plus beau rêve peut-être qu’il ait jamais eu, il a tenu dans ses bras Lady Castlemaine, et pouvait faire avec elle tout ce qu’il voulait, et en ressentait un très vif plaisir ― et il pensa combien il serait extraordinaire si, une fois dans la tombe, ― comme avait dit Shakespeare ― nous pouvions encore rêver de tels rêves, nous n’aurions pas à craindre la mort comme nous faisons maintenant en ces temps de peste.

55.
Quand par le truchement des choses écrites Naroki s’introduit dans la vie d’autres hommes, il examine avec prédilection comment pour eux cela se passe avec les femmes.

Cela le renvoie aux choses de sa propre vie et comment il a été avec les femmes.

Et il préfère lire ces choses-là plutôt dans des journaux intimes et des lettres que dans des romans : la réalité est toujours plus significative et plus terrible que la fiction.

56.
Comment à Tours, le 15 août 1927, Walter Benjamin, assis au Café Universel, dos à la statue de Balzac en robe de chambre, remémore le visage de cette femme (L.) rencontrée quelques semaines plus tôt, il l’appelle la rose parisienne, et il revoit les traits de ce visage, cette froideur, ce refus de tout contact, ― puis, visitant la cathédrale de Tours, il se souvient de la visite de la cathédrale de Chartres ― et soudain il se sent gai, wurde ich plötzlich heiter, et pense que cette rose parisienne est merveilleusement plantée, ici, entre les deux cathédrales, zwischen beiden Kathedralen (…) wunderbar eingepflanzt.

57.
Certains romanciers qui n’ont jamais écrit (ou publié) de journal intime insèrent dans la fiction des éléments autobiographiques hautement indiscrets sinon inavouables, en les maquillant & travestissant suffisamment pour que ça passe.

58.
Un critique a écrit à propos des protagonistes Eguchi et Tokusuke que, tout vieillards qu’ils sont, on peut les caractériser comme des êtres sexuels dotés d’un corps sexué.

59.
Paroles qu’il se remémore, avec la date précise, comment au bord du Lac de Constance, pendant qu’elle se rhabillait, elle dit : Tu m’as fait quatre cents orgasmes petits et un grand.

60.
Avant de les tuer, ils les faisaient se mettre nus.

61.
Regardant par-dessus de ma table de travail vers le lopin de vignoble devant moi, avec les tuteurs où vient se percher de temps à autre la pie, je vois rapidement passer une hirondelle, et cela me fait penser aussitôt à Claude Roy, l’ornithologue, et je me souviens de son livre « Permis de séjour », qui a brûlé avec une douzaine d’autres de ses livres, ― j’écrirai à mon libraire pour commander « Permis de séjour », c’est un livre écrit sous la menace mortelle.

62.
Aimer ― se mettre à nu pour les caresses et les blessures.

63.
L’onirique grabing de l’autre jour, ce n’était pas vu de l’extérieur, mais senti du dedans, cette bite-là, particulièrement, crucialement, la mienne, au moment où la main la touche.

64.
Samuel Pepys, lors de son rêve avec Lady Castlemaine dans ses bras, il ne le dit pas explicitement, mais on peut conjecturer qu’il a éjaculé.

65.
Naroki déclare qu’on peut déclarer que tous les livres sont écrits sous la menace mortelle.

66.
Darwin, observant un chien flairer une chienne, note dans son carnet de travail (1838) qu’il n’y a pas à s’étonner de cela, puisque, ajoute-t-il, l’odeur de notre propre organe sexuel ne nous est pas désagréable.

Et Naroki, pour sa part ajoute que ce n’est pas une conduite propre aux mâles : il se souvient d’une femme qui avait longuement tenu dans la main son sexe mou & doux, devenu légèrement moite à force d’être de la sorte empaumé ― elle avait ensuite pressé la main contre son nez, en la humant intensément, avec une sorte de ravissement, murmurant : ça j’aime.


LE CAHIER DE NAROKI
deuxième livraison, 34 - 66
inédit


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