jeudi 24 mars 2016

le merle, ça change tout

peinture de Pierre Aleschinski



chapitre LIX

 

1.

Le souci de soi et le regard sur le dehors, misérable souci de soi, on se regarde être et le monde être, on inscrit dans le registre des jours que ce matin, ce matin-là, il a fait moins 1 degré, que l’eau stagnante dans quelques soucoupes sur la terrasse a gelé, que l’herbe en bas dans le pré est saupoudrée de gelée blanche, que le soleil, ensuite, s’impose, peu de chaleur mais beaucoup de lumière, que la mélancolie universelle & dévastatrice n’en a pas été dissoute, au contraire, que depuis quelques jours, peu après 18 heures, dans le verger, le chant du merle se fait entendre, dans le pays où je vivais avant, il n’y avait pas de merle, il n’y avait que des pies et des mésanges, j’aime les mésanges, je hais les pies, j’ai toujours haï les pies, maintenant je vis dans un pays où il y a le merle, ça change tout.

 

2.

Comme le matin, en hiver, le soleil rase, il met longtemps à faire disparaître la gelée blanche, l’ombre démesurément longue d’un cyprès sur l’herbe de la prairie, l’ombre est sombre, à cause du manque de lumière, mais blanche aussi à cause de la gelée, toujours et encore, j’essaie de dire comment sont les choses de l’univers, je veux dire : enregistre dans mes synapses ce que j’observe, puis procède à la description, c’est une tâche infinie, jamais aboutie, ce matin, par exemple, j’ai décrit le paradoxe de l’ombre du cyprès, j’ai dit que la longue bande d’ombre sur la prairie est en même temps une longue bande de blancheur, ainsi Humboldt traversant le Colorado a consigné lui aussi plein d’observations, ainsi la terre que nous traversons à une vitesse vertigineuse, nous prenons le temps de temps en temps de la décrire, cela ne nous empêche pas de mourir, mais le temps de regarder et de décrire, le temps de chercher des mots pour décrire, nous oublions passagèrement que nous avons à mourir.

 

3.

Le « Notre Père », c’est la seule prière que Montaigne appréciait et approuvait. Et ce n’est pas une prière spécifiquement chrétienne, bien qu’elle figure dans l’évangile selon saint Matthieu (6, 9-13) — aucun des dogmes de cette religion n’y figure. Elle s’adresse à un Être suprême générique & général. Elle pourrait, sans dommage, être priée dans une ancienne Égypte ou par quelque stoïcien un peu mystique, autant par une tribu du Sahel que par une peuplade andine ou eskimo.

 

4.

Zettelkasten — de temps à autre je fais un peu de rangement dans ma boîte à billets, ça s’appelle gérer le vrac.

 

5.

Le « Credo », récité dans la liturgie de la messe chrétienne, est une liste de tous les dogmes auxquels le fidèle doit croire, sous peine d’être déclaré hérétique. Le texte en a été fixé en 325 au Concile de Nicée.

Montaigne ne mentionne jamais le Credo — le mot même ne figure pas dans les « Essais ». Montaigne ne mentionne jamais les dogmes, ne les discute pas. Dans ses fameuses professions de foi, il se contente d’affirmer de croire tout ce que l’Église demande à croire. Sinon il passe tout le contenu de la foi chrétienne sous un silence retentissant.

 

6.

Quand ça stagne au milieu d’une phrase, j’allume une cigarette, c’est un réflexe, et aussitôt ça réalimente les synapses, je ne sais comment font les autres quand ça stagne au milieu d’une phrase, c’est quelque chose qui arrive à tout le monde, je veux dire à tous ceux qui ont à écrire, ou au moins pensent qu’ils ont à écrire, que ça compte qu’ils écrivent, que ça soit important qu’ils écrivent, mais ça n’importe à personne, écrire n’importe qu’à celui qui écrit, écrire ne mène nulle part mais on y va, et si ça donne Anna Karénine ou le Père Goriot, c’est tant mieux.

 

7.

Quand il disait qu’il l’aimait, elle rétorquait : Tu sais bien que je n’ai pas envie d’entendre ça — lire chose pareille dans Senancour ou Sainte-Beuve, on serait ému ou hocherait la tête, selon.

 

8.

Parmi les choses que Michel Leiris, en 1944, voit de la fenêtre de son appartement au quatrième étage face à la Seine : les deux grosses tours et la haute flèche de la cathédrale hugolienne qu’a revue et corrigée Viollet-le-Duc, ce faiseur de décors en dur pour drames réanimant les époques où le Christ était encore roi.

 

9.

Quant à l’immortalité de l’âme, Montaigne la tourne en dérision (« Essais », II, XII), appelant à la barre des philosophes de l’antiquité grecque qui s’en étaient à leur tour moqués, Antisthène et Diogène.

En plus, sa référence n’est pas la religion chrétienne, mais Platon : La force du discours de Platon, de l’immortalité de l’âme, ne poussa aucun de ses disciples à la mort, pour jouir plus promptement des espérances qu’il leur donnait.

Et si nous prenions vraiment au sérieux les grandes promesses de la béatitude éternelle, écrit-il, nous n’aurions pas la mort en telle horreur que nous l’avons.

Et le chrétien dirait : Je veux être dissout (…) et être avec Jésus-Christ — mais personne ne dit ça. Sauf peut-être dans telle ou telle cantate piétiste du XVIIIe siècle, et notamment dans « Schlage doch gewünschte Stunde » [Sonne, heure désirée], cantate composée vers 1730 pour contralto, deux violons, alto, glockenspiel et basse continue, faussement attribuée à Jean-Sébastien Bach (BWV 53) — œuvre sublime, composée en réalité par Georg Melchior Hoffmann.

De nos jours il n’y a guère que les djihadistes qui croient à la vie éternelle : après leurs attentas-suicides ils iront droit au Paradis, comme Allah dans son infinie miséricorde l’a promis aux valeureux combattants contre les infidèles.

 

10.

Le biographème le plus violent — court mais lourd : les deux amours de ma vie, les deux deuils de ma vie, celle qui me quitte en mourant, celle qui me quitte en ne m’aimant plus.

 




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