lundi 28 octobre 2013

Inévitables bifurcations (52)

photo © Lambert Schlechter



cette solitaire mouche qui depuis ce matin m’énerve, je ne vais pas la frapper, non, cette mouche de presque novembre, je ne vais pas la frapper, sommes sur la même pente, ma mouchette, tu m’énerves, mais je ne vais pas te frapper, en 1999 à Cuneo dans le Piémont à la Festa Europea degli Autori, où j’étais venu avec Philippe Blasband, train de nuit pour Milan, sous la vaste tente aux livres, les ouvrages de Lalla Romano étaient exposés à côté des miens, mais je ne l’ai pas rencontrée, la dame de 93 ans, elle n’est pas venue, le poète Alfred Mombert, en 1917, dans un poème, a vu Dieu chuter de sa chaise de Créateur et tomber dans le tonitruant domaine de la vie et de l’amour, et le voilà assis à la lueur des torches, sifflotant son pinard parmi d’hirsutes lascars, zwischen borstigen Gesellen, qui bavardent bruyamment de femmes et de flots, et la lune roule sur des montagnes de nuages à travers la nuit marine étoilée, et les grandes œuvres, dit le poème, les grandes œuvres sont achevées & accomplies, vollendet & vollbracht, « Nei mari estremi » de Lalla Romano, je l’ai lu en Toscane, du 18 au 30 août 2005, à une époque bien sombre de ma vie, en haut de la première page, j’avais griffonné à l’encre sépia : ‘commencé à lire le 18 août 05, journée noirissime sous le ciel toscan, lecture vingt fois interrompue, vingt fois reprise…’, Lalla Romano était morte depuis quatre ans, et moi je vivais sous l’empire de vociférations et de crises de délire, sur le blanc de la page 80, à la fin du 25e chapitre, j’ai noté : ‘une bestiole grande comme le point au bout de la phrase, reste immobile puis saute on ne voit rien d’autre que ça : un point, ni les pattes, ni la tête, rien et pourtant elle a, cette bestiole, sa place dans le cosmos, mais il se pourrait bien, me dis-je aujourd’hui, que cette bestiole ait été la furtive & secrète incarnation ou le théâtral travestissement du Créateur tombé de sa chaise en 1917, pendant douze jours sous le ciel toscan j’ai lu ce livre, forse il mio maggior libro, disait–elle, livre de vie de mort, nostra vita, sua morte, la fin du couple, 109 courts chapitres, je m’accrochai à ce livre, pour m’évader de la noirceur dans laquelle on me faisait vivre, per me scrivere, écrit-elle, è stato sempre cogliere, dal tessuto fitto e complesso della vita qualche immagine, dal rumore del mondo qualche nota, e circondarle di silenzio, et dans le silence pendant que j’écrivais ma page, la mouchette est partie, alors que je lui ai promis de ne pas la frapper, dehors c’est la tempête qui malmène le tilleul presque défeuillé

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