mercredi 5 août 2020

LES STANCES DE NAROKI




PREMIER CHANT

 

un pied en Mésopotamie

héron cendré emblématique

et un clin d’œil à Zukovski

hail to thee my Kapellmeister

 

tu tapes sur le tronc du chêne

va-t-il te faire un violon

sonnera-t-il une chaconne

écoute-moi ces apostilles

 

volutes de la cigarette

la Camel ou bien la Maya

que je te damne ou te donne

ma dernière goutte de foutre

 

les vingt-quatre préludes & fugues

avec deux mains dûment gantées

une démence arithmétique

et un fredon tout lancinant

 

maintenant veuvage m’a pris

je vais m’appliquer à compter

les syllabes au bout de mes doigts

l’élégie de l’inconsolé

 

une mélancolie de veau

orgues de Staline répondent

mein Wams, sag mir, wo ist mein Wams

vers l’abattoir cela méandre


 


CHANT DEUXIEME

 


rudement ruer dans brancards

annuler rênes et licol

pour la chevauchée lunatique

raturer reine et alcôve

 

testicules de Novalis

distillent bleu toujours plus bleu

poussière dorée dans la nuit

comme autant d’étoiles pucelles

 

flaques noires où se pencher

miroirs qui ne reflètent rien

sinon ton ultime grimace

d’automate cadavérique

 

la fée trophée est vendue

pour rien dans de louches enchères

tu perds tout et gagnes le clou

qui te perce jusqu’au trognon

 

mais il y a les tutélaires

qui rappliquent de toutes parts

lançant leurs poétiques bourdes

tu ris tu pleures tout est bien

 

tant de beaux mots à dédorer

tant de gros mots à recycler

faut les placer dans la syntaxe

comme la pine dans le con



 

CHANT TROISIEME

 


dans le silence de la nuit

les habitants sommeillent et rêvent

une nuit comme toutes les nuits

malheur s’abat en dix secondes

 

les poutres craquent avec fracas

les murs et les plafonds s’effondrent

cauchemar total en pleine nuit

Amatrice non esiste più

 

devant décombres de Hambourg

devant feu infernal de Dresde

on compatit mais dit aussi

ihr habt ihn gewollt und gewählt

 

ma maison était mon abri

mon domicile sur la terre

j’y ai vécu pendant neuf ans

puis le Feu a tout dévasté

 

ni séisme ni Bombenkrieg

juste une étincelle, des flammes

la poutre ne m’a pas tué

en cendres quinze mille livres

 

juste pour dire : mieux que d’autres

j’imagine le cauchemar

dans ma cervelle je transporte

les métaphores de la perte


 

CHANT QUATRIEME

 


eux ils partent je continue

mes petits vers vont à huit pattes

au matin bonjour le soleil

ça se dit en quelques syllabes

 

« Per le strade della Vergine »

son journal de la soixantaine

il registre ceux qui sont morts

il marque les noms et les dates

 

merci de m’accueillir dit-elle

me fait cadeau de son sourire

belle femme qui s’aventure

dans l’antre du vieil ours, aiuto

 

la deuxième fois en trois jours

qu’elle vient sonner à ma porte

dans son sac : un Ceronetti

non devo innamorarmi

 

Ceronetti sexagénaire

sur la présence dans sa vie

de Giovanna si tard venue :

per aiutarmi a morire

 

une Italienne, aiuto

partant elle oublie son briquet

je me l’approprie aussitôt

il me fera petites flammes


 

CHANT CINQUIEME

 

 

ce don abandon éperdu

la luisante rosâtre faille

où je m’abîme corps & âme

senteur de varech et de mangue

 

la vive orchidée de chair

sur laquelle je vais poser

mon regard mes lèvres ma langue

je m’en délecte et abreuve

 

avec ma douce violence

profaner ton secret trésor

ce que toujours tu dois cacher

tu l’offres jubileusement

 

désenchevêtrer la broussaille

mettre à nu les vivaces crêtes

pour accéder à l’orifice

d’où suinte l’intime liqueur

 

sur la fleur vive tout éclose

j’exhale mon souffle tout chaud

sans autrement te toucher

et tu tressailles et frisonnes

 

j’habiterai pendant trois siècles

comme un prince miraculé

dans la chambre fleurie

de ton fabuleux con de fée



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vendredi 22 juin 2018

Le pire c'est la pisse des porcs




1.
On prendrait la grimpette, le chemin court & rapide, ne pas s’effilocher dans les ronces, mercurochrome sur le genou, la locomotive à quai chauffe et chauffe et n’arrête de chauffer, bouffées de vapeur, crachats de fumée, dans la vallée après Colmar Berg quelques étincelles éteintes rentrent par la fenêtre, les poteaux électriques passent dans une régulière scansion, le fil électrique monte et descend et monte et descend, on referme la fenêtre, sec, avec cette sorte de large sangle en cuir, chaque compartiment a sa porte.

2.
Passer un pont de fortune, poutres de bois, on se demande comment ça tient, rien que le poids de la locomotive, il y a forcément un peu de neige puisque c’est, déjà, dans les Ardennes, le pont a été détruit pendant la guerre, puis de plus en plus de neige à mesure qu’on remonte vers le nord, la fumée est noire, la vapeur est blanche, pour la locomotive il faut les deux, sinon ça n’avance pas, et vers le nord ça monte, puis les tunnels, harassement harnachement harponnement, gants humides, à cause des boules de neige, bouts des doigts bleus.

3.
Toutes les six semaines, pendant la mauvaise saison, des harengs à mariner, rondelles d’oignons, clous de girofle, feuilles de laurier, lait & crème, toute la Manche dans le saladier, l’embrun de Scheveningen, sable humide, respirez, disait ma mère, respirez, l’iode c’est sain, et elle montrait comment respirer, et on respirait, fâcherie façonnement factorerie, chaque mot a une odeur, mais faut pas dire ce que ça sent, mon vieux Petit Larousse illustré est si vieux qu’il sent, humidités successives de plus d’un demi-siècle, 1956, j’avais quatorze ans, j’apprenais les mots, ellébore ellipse élytre.

4.
Tomates dans le jardin, rangée de tuteurs, les feuilles c’est violent, ça sent le sexe, dans l’eau stagnante du tonneau d’arrosage habitent des insectes amphibies, émergent à la surface puis plongent, les doryphores de la pommes de terre, Gromperekäferen, on les cueille, sur ordre de la grand-mère, les larves sont rougeâtres, faut les écraser, dans mon Larousse je marquais les mots que je ne connaissais pas, mais qui pourraient me servir, je marquai criaillerie, ça me plaisait, et crève-cœur, et crissement.

5.
A la fin de la messe il y avait tous ces cierges à éteindre, avec l’éteignoir, une espèce de petit chapeau pointu au bout d’une perche, fine volute de fumée, dans la petite chapelle transversale, au petit matin, au milieu de la messe, le pet du prêtre au moment de l’élévation, tu es agenouillé derrière lui, sur la marche supérieure de l’autel, à lui soulever la chasuble pour qu’il ne la prenne pas dans les pieds pendant ses successives génuflexions, et c’est le moment qu’il choisit pour péter, dans la bouillie de semoule, repas du soir, quelques gouttes de citron.

6.
Le pire c’est la pisse des porcs, ça ne s’évapore pas, stagne dans l’étroite étable, la meule d’affûtage, actionnée par une manivelle, produit des étincelles quand on appuie le couteau, hybridation hypallage hypostase, le filon est tellement ténu, nous ramassons les châtaignes, et avec des allumettes nous bricolons des bonshommes, essayant de les faire tenir debout, la plastiline, il faut d’abord chauffer des morceaux dans la paume sinon ça ne se travaille pas, large digue à Middelkerke, formée d’un dallage souvent ébréché, cornet de glace au chocolat chaque soir pendant deux semaines.

7.
Le mardi à midi, l’entrée c’est une petite soucoupe avec une épaisse béchamel et quelques crevettes, pour le pneu crevé de la trottinette, fallait d’abord, avant de coller la rondelle, râper le caoutchouc avec une râpe miniature, sinon ça ne collait pas, maussaderie mégisserie mélancolie, juste avant la récré du matin, l’instituteur ouvre le gros bocal avec les pilules rondes, jaunes petits pois, foie de morue, passe le long des bancs et en donne une à chaque écolier, bon pour la santé, offert par le ministère, quand un écolier a vomi, le concierge, M. Jans, arrive avec un seau et une serpillère.

8.
L’encre qui entrait le plus dans le nez, c’était la mauve, pas la bleue, trop banale, la rouge était inodore, la tartine au saucisson dans le cartable, Pauseschmier, et l’éponge de l’ardoise, sale & moisie, au mot montagne, dans mon Larousse, il y a une image, grande comme un timbre poste : une montagne, il y a aussi monticole, puis monticule, au printemps j’arrache trois rameaux au lilas et les mets dans un vase, printemps dans ma chambre, ce qui domine dans l’assiette le matin du 6 décembre, c’est le pain d’épice et la mandarine, ce qu’on déguste d’abord, c’est la petite souris pralinée.

9.
Le sperme dans le mouchoir, comme un rhume de la quéquette, comme un éternuement, le flacon Pantène de papa, soin des cheveux, fallait secouer, couche de liquide gras vert fluorescent, on n’avait pas le droit de s’en servir, on s’en servait quand même, grandiloquence granulation graphométrie, grasses matinées du locataire, le dimanche et en semaine, emmêlé dans ses draps grisâtres, macérant dans sueurs, effluves d’alcool et tabac refroidi, quelques magazines ‘Paris-Hollywood’ cachés sous la pile des ‘Spiegel’, nanas nues, aux pilosités soigneusement éliminées par la censure, puis un jour tout au fond de la pile : la revue nudiste danoise avec mondieu mondieu les poils, c’est inouï.

10.
Royaume de la pénombre, la cave avec les briquettes et le charbon, noires poussières à ne pas respirer, parfois c’était la petite catastrophe quand la chaudière s’éteignait, d’Heizung ass aus !, fallait enlever les scories encore incandescentes, avec une perche au bout de laquelle on actionnait une sorte de pince, puis des boules de papier journal, des brindilles, faire repartir le feu, perchoir des poules dans la cave des pommes de terre, tous ces mots, c’est autant d’odeurs, l’ai-je dit ?, géi Grompere sichen, corvée du bêchage, à la demande de la grand-mère, les vers de terre sont collectés dans une jatte, jour faste pour les poules.

11.
Buanderie dans la cave où s’active un jour par semaine la bonne, chaudron sur un petit poêle à bois où bout le linge, d’Wäsch gëtt gekacht, fumée & vapeur, c’est les odeurs de la locomotive, et le savon de Marseille, dans un coin derrière la porte, le petit tonneau avec la choucroute, couvercle de bois, alourdi par une grosse pierre, faut que ça fasse pression, sur le même poêle, en automne, c’est le grand chaudron en cuivre avec les prunes, Quetschegebees, faut tout le temps touiller, avec un long manche qui au bout fait potence, c’est la partie qui rentre dans la bouillante sucrerie, imbroglio immolation immutabilité, tout autour de la terrasse de la grand-mère : la glycine.

12.
Plâtre humide, nauséabond, papier peint arraché dans la salle à manger, puis la nouvelle colle, laiteuse, nacrée, passe le chiffonnier avec sa carriole, il prend les vieilles fringues, troquées contre quelques pièces de vaisselle Villeroy & Boch, avec de légers défauts, restent dans la rue quelques crottins de cheval, le voisin, fervent du jardinage, vient les ramasser avec sa pelle, éventaire éviction évulsion, dans le « Konversationslexikon » en 25 volumes de l’arrière-grand-père, je voulais voir des mots impurs & impudiques, je ne connaissais pas des mots sexuels, ne savais comment nommer, mais tombais sur Brustwarze / mamelon, c’était troublant.

13.
C’est contre la toux, ma mère, soulevant mon pyjama, enduit ma poitrine avec la pommade Vicks, puis pose dessus une épaisse couche d’ouate rosâtre, péricliter péristome perniciosité, je suis étendu sur une table dans la salle d’opération, on me pose une sorte de passoire sur le visage et on me demande de compter, après impossible de me souvenir jusqu’à combien j’ai compté, quand on évoque des trucs d’enfance il ne faut pas nécessairement insister que c’est des trucs d’enfance, me disais-je pendant que j’essayais d’évoquer des trucs d’enfance, et que ça sent, la neige quand elle met sa première couche, ça sent la neige, je me souviens que la neige sentait.


vient de paraître dans
« Le goût du Luxembourg »,
anthologie réunie & préfacée par Corina Ciocârlie
éditions phi, collection aphinités 7
2018


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