dimanche 30 novembre 2014

dire comment...

nuage d'août à Taloire - photo L. Sch.




dire comment les jours filent

et regarder autour de soi

pour bien voir ce qui se passe

quand il ne se passe rien



samedi 29 novembre 2014

Ressuscité le troisième jour





convocation à la caserne, nous avions encore une armée, j’avais remis trop tard ma demande de sursis d’étudiant, faut y aller, trois jours, vieille lépreuse caserne Vauban sur le plateau du Saint-Esprit, nous étions une vingtaine, tests d’intelligence, formulaires à remplir, orthographe et calcul, à côté de moi un épais gaillard qui sait à peine écrire, tests de la vue, au cas où on serait chauffeur, au cas aussi où faudrait viser une tête un cœur un ventre, au petit matin, avant d’y aller, j’avais mis sur le plateau un disque avec les ouvertures de Rossini, j’étais seul dans la salle à manger, seul & angoissé, ils m’avaient donc attrapé, par ma faute, grande salle de douche, nous y entrons tous les vingt, les illettrés et les intellos, pareillement nus, je n’avais jamais été nu en public, jamais été nu devant quelqu’un, même pas devant une fille, je n’avais pas encore été avec une fille, sous la douche, pâle, savant et puceau, exhibant malgré moi misérablement bite & couilles, il convient de faire comprendre aux soldats qu’ils sont égaux devant la nudité, comme ils seront égaux au moment du massacre, leur corps pâle & fragile sera troué, ils hurlent maman maman, et tout leur sang s’écoule, et dans l’épais tissus kaki de l’uniforme sale et déchiré, on les met en terre, morts pour la patrie, on grave leurs noms & leurs dates sur d’obscènes monuments, après trois jours d’inspection, on me relâche, ressuscité tertia die, auferstanden am dritten Tage, je reprends mes études, Rousseau Héraclite Husserl, au cours de l’année, l’armée obligatoire est abolie, le soldat depuis les débuts de l’humanité, c’est tuer et se faire tuer, une des principales caractéristiques de l’humaine espèce, cela n’existe nulle part ailleurs dans le règne animal : tuer sans se nourrir du cadavre de sa victime, dans la Somme il y eut certains jours des milliers de cadavres par jour, question de conquérir cent cinquante mètres de terrain, c’était au temps de Stravinski, de Rilke et d’Einstein


dans: "Le murmure du monde", vol. VI - inédit

vendredi 28 novembre 2014

Le jardinier de Hardanger

Le jardinier de Hardanger



A la fenêtre du sud, assis, le matin – le soleil oblique d’hiver peine à monter dans le ciel tacheté de nuages, encore et encore des embellies, quand je lève les yeux de la page, cela m’éblouit, les heures passent lentes, je mets trois étoiles à un poème d’Olav H. Hauge, ‘Kvardag’ / ‘Alltag’, que je lis en bilingue, et je le lis encore une fois, puis une troisième fois, compare les mots norvégiens (ou plutôt nyorsk) et allemands, ils sont souvent cousins, dei store stormane / har du attum deg… // die schweren Stürme / hast du hinter dir… et je laisse le soleil oblique m’éblouir, et j’arrête de lire, ne tourne pas la page, lirai les autres poèmes une autre fois, je me suis réveillé avec un mauvais rêve, la canule enfoncée dans la gorge, près de la carotide, s’était détachée, je sentais le sang gargouiller, j’allai trouver les infirmiers et les toubibs dans la cave, routiniers insensibles arrogants, habillés de combinaisons blanches, et j’étais là, hébété, avec ma canicule défaite, ils me dévisageaient, et l’un d’eux me demanda quelle maladie j’ai, je bredouillai quelque chose comme crabe, et j’attendais qu’il me réenfonce la canicule, à vif, à un autre endroit du cou, à l’intérieur il y avait abondance de sang, ça stagnait dramatiquement, je sentais que c’était prêt à déborder, je marque les trois étoiles à côté du titre du poème, relis à haute voix, puis je vais chercher mon cahier des traductions, cahier à couverture de toile grise et tranche rouge vif, cahier d’écolier comme nous en avions il y a cinquante ans, je pose sur ma table l’épais ‘Langenscheidts Handwörterbuch Französisch’, et je commence à traduire le poème, le lexique est simple, la syntaxe élémentaire, dei store stormane / har du attun deg… // les grosses tempêtes / tu les as derrière toi…, et le soleil continue à m’éblouir, encore et encore il passe par des brèches dans les nuages, dans l’herbe sous le tilleul, la pie sautille & volette, une grosse noix dans le bec, en ce temps-là tu ne demandais pas / pourquoi tu existais / d’où tu venais, où tu allais / tu n’étais que dans la tempête / n’étais que dans le feu…, la nuit dernière j’ai posé dehors sur une souche un œuf à l’intention de la pie, on dit la pie vorace & voleuse, je n’aime pas la pie, elle a bâti son nid tout en haut du tilleul, à part de temps en temps deux ou trois mésanges, c’est le seul oiseau que je vois en cette saison, faut pas que le sang se fasse sentir, il doit circuler en silence, comme le voulait Harvey, faut pas que le sang gargouille, faut pas que le sang remplisse à gros bouillons la bouche et se répande sur la poitrine, ma mésange dit l’amante attendrie, quand après l’amour elle cajole mon sexe blotti dans sa paume, mais on peut vivre aussi au jour le jour / le jour gris et tranquille / planter des patates, ratisser les feuilles / porter des fagots…, pendant que j’écrivais, la cigarette dans ma main gauche a brûlé un trou dans la page trente-quatre du livre de Hauge, dehors dans la prairie le cheval hennit, la bite, se recroquevillant après la paroxystique raideur reste hypersensible et apprécie beaucoup la chaude caverne de la main, l’œuf que j’ai posé sur une souche pendant la nuit, ce matin a un large trou, la pie l’a donc trouvé, elle a vidé la moitié du savoureux contenu, il y a tant de choses à méditer sur terre / une vie d’homme ne suffit pas…, un personnage en bottes entre dans le pré, puis s’en va avec les chevaux qui m’ont tenu compagnie pendant quelques semaines, si précieuse présence, j’entends encore longtemps les huit sabots sur le bitume, Olav H. Hauge meurt à 86 ans, en 1994, il a vécu toute sa vie dans le fjord de Hardanger, comme jardinier, grand amateur de poésie classique chinoise, il publie une quinzaine de recueils, après le travail tu peux faire rôtir du lard / et lire des vers chinois…, le jardinier de Hardanger entretemps est devenu un ami, je mets son portrait noir & blanc sur le mur, à côté de celui de Ludwig Hohl, visages qui m’émeuvent, regards qui me protègent, il reste encore des feuilles du tilleul à ratisser, j’en étalerai une couche sur la platebande des tulipes et des narcisses, il n’y a pas encore eu de gel, la tendre buccale fournaise de l’amante prendra soin de ma bite sinistrée, quand nous parlons des saisons, c’est de la mort que nous parlons, sans dramatiser, dans sa ferme Olav Hauge avait une grande bibliothèque, après les travaux dans le vaste verger, il lisait, Hölderlin Trakl Celan Rimbaud Mallarmé Browning Yeats, il n’y a pas lieu de dramatiser, ce que nous avons de plus précieux, c’est le soleil, la totale & absolue merveille du soleil, quelques poètes ont essayé de thématiser cela, moi aussi j’ai souvent essayé, mais n’ai jamais réussi, je ne suis pas assez poète, ce dont nous vivons, élémentairement, c’est la lumière et la chaleur, moment unique entre tous quand l’amante veut que tu jouisses, moment unique entre tous quand l’amante veut ton sperme, nous sommes à un emplacement dans l’univers, où il y a cette lumière et cette chaleur, cela nous fait vivre, le vieux Laërte taillait ses rosiers / bêchait autour de ses figuiers / et laissait les héros se battre à Troie…

dans: Le murmure du monde, vol. VI
inédit


samedi 1 novembre 2014

Fragments du journal intime de Dieu - fragment 888





Fragment 888 — C’est un ouvrage assez épais de saint Augustin dont personne n’a jamais rien su et qui n’apparaît nulle part dans son abondante bibliographie : le « De sollicitudine membri » [Sur le souci du membre], écrit pendant vingt-cinq ans, entre 396 et 421, à raison de plusieurs fragments par semaine, en tout 5188 alinéas datés et numérotés, dans une écriture cryptée.
Personne ne sait dans quelles circonstances les trente-trois volumes du manuscrit ont disparu, et d’ailleurs cela importe peu, puisque le texte n’aurait jamais été déchiffré, le cryptage étant à toute épreuve.
C’est un des ouvrages les plus originaux qui aient jamais été écrits : le thème unique et exhaustif, en est ce que l’auteur appelle mon zigouton, d’après un mot qu’il avait trouvé, pendant ses recherches pour « La cité de Dieu » dans un libelle babylonien compilé à Alexandrie vers 175 avant l’ère nouvelle, d’après une collection de tessons impudiques datant du règne de Nabopollassar, vers le début du VIe siècle avant l’ère nouvelle.
C’est un livre monomaniaque, qui à cause de son ressassement aurait été assez vite fastidieux à lire, même pour un lecteur passablement obsédé, si l’auteur ne s’était pas escrimé à échafauder le tout en un gigantesque exercice de style, qui consistait à varier les formes de ses inscriptions en appliquant tous les procédés prosodiques et poétiques qu’il avait répertoriés dans la littérature latine qu’il connaissait jusque dans ses recoins les plus reculés, toutes les métriques et toutes les formes de strophes trouvaient leur emploi.
Le zigouton sur tous les rythmes et dans tous ses états.
Ce que beaucoup d’hommes de stylet et de calame auraient bien aimé faire sans jamais l’oser, il l’a fait : thématiser la permanente & lancinante présence du mâle organe, ses manifestations, ses revendications, ses métamorphoses, ses rébellions, ses crises et ses accalmies. Et surtout : les sensations qu’il procure.
Ce qui rend son ouvrage particulièrement virulent, c’est qu’il l’écrit à une époque où il a, par amour pour moi, renoncé à toute activité jouissive et compose, à l’intention des fidèles, de nombreuses pages contre la concupiscence et fait l’apologie de la plus stricte chasteté.
A l’alinéa 913 une plainte lui échappe : mon zigouton qui pendant ma jeunesse s’en donnait à queue-joie, maintenant, privé de femellitude, se morfond dans un deuil permanent.
Cela ne se passe plus que pendant la nuit, dans le sommeil, dans les songes.
Le « De sollicitudine membri » thématise les visions nocturnes qui ont fait coupablement jouir le saint homme.
En tant qu’unique lecteur, divinement intrus, je dois dire que si les ferventes et sûrement sincères implorations de pardon d’Augustin souvent m’exaspèrent un  peu, le raffinement de ses mises en scène oniriques me divertit de la plus agréable manière.
Son inspiration, il ne puisait pas dans notre religion, mais dans le pittoresque hédonisme des païens.
Un de ses motifs préférés et récurrents, c’étaient les Trois Grâces, cette (autre !) trinité inventée par les subtils forgeurs de légendes — et voici dans toute la splendeur de leur nudité Euphrosine, Thalie et Aglaé, nudité multipliée en infinies variances, au gré des postures que prenaient ces exquises créatures, qui ne se limitaient nullement à la seule station debout, comme le suggèrent les sculpteurs et les peintres, mais s’amusaient malicieusement à des exhibitions qu’on qualifierait plus d’acrobatiques que d’artistiques, poussées par le seul souci d’émouvoir et d’exciter, sans inutile scrupule de décence puisque cela se passait en pleine nuit et sans autre témoin que le rêveur, qui demandait encore et encore à contempler les tout à fait émouvants orifices d‘en bas, rosâtres & luisants parmi la broussaille.
Parfois il convoquait aussi Ève, et de temps en temps même la Madone.
Les songes, en soi, sont innocents — il n’y a que les giclures qui sont coupables, et Augustin les répertoriait, scrupuleusement, en disant mea culpa. Pour me plaire.