jeudi 30 octobre 2014

La violoncelliste

dessin L. Sch.





Toute nue dans la nuit vénitienne, Alessia se recroqueville dans son lit étroit, elle n’avait jamais fait ça depuis qu’elle est pensionnaire au Pio Ospedale, se coucher nue, ça ne se fait pas, sur la petite table, elle a laissé la chandelle allumée, dans la salle de répétition la petite bande des musiciennes a toute la journée travaillé « L’Invierno », le dernier des quatre concertos que le maestro leur a soumis il y a une dizaine de jours, éblouissant, on n’avait jamais rien entendu de pareil, quelle extravagance quelle tendresse quelle folie, dans la pénombre de la mansarde la chandelle éclaire faiblement le galbe du violoncelle posé à côté de la commode à linge, sur la table, un feuillet sur lequel Alessia a commencé à écrire sa lettre d’amour, elle a enfin réussi à se procurer de l’encre, après quelques lignes, elle arrête d’écrire, exténuée, se déshabille et va se coucher dans son lit étroit, depuis dix jours elle vit dans l’éblouissant tourbillon des « Quattro Stagioni », jamais le maestro n’avait été aussi brillant, aussi inspiré, jamais le maestro n’avait été aussi beau, ô son regard, ô ses mains, jamais Alessia n’avait vu d’aussi belles mains, quand le maestro dirige, c’est comme si la musique jaillissait du bout de ses doigts, Alessia ne rêve plus que de ces doigts-là sur elle, elle n’a jamais aussi bien fait sonner son instrument serré entre ses cuisses, la musique lui fait vibrer le ventre, et dans la nuit vénitienne, elle se vautre nue dans son lit, murmure Antonio et, pour accueillir le maestro, elle ouvre grand les jambes.


"Kafka à la Fenice", improbables péripéties
chapitre 53 - inédit 


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mercredi 29 octobre 2014

La dalle






Les deux O d’octobre, elle n’aime pas le climat d’octobre, elle sort quand même, sans rien dire à son mari, fait dans son véhicule le trajet d’une soixantaine de kilomètres à travers les collines, roulant lentement sur la petite route départementale, écoutant Iggy Pop, la chaussée est humide sous le ciel gris, les arbres perdent leur feuillage, désolance dans le paysage, tristesse dans le cœur, je ne devrais pas faire ce voyage, se dit-elle, ça ne sert à rien, la cérémonie a eu lieu il y a quatre mois, en plein été, sous le ciel bleu du dernier jour de juin, elle n’y était pas allée, n’aurait pas supporté les regards, elle a laissé passer les semaines, s’interdisant de ressentir une sorte de soulagement de le savoir parti, elle roule à travers les collines, écoutant « In the death car », il avait aimé cette chanson quand Goran Bregović, mélancoliquement narquois, dans son veston blanc, la chantait, ça et tant d’autres bibelots dans le placard des souvenirs, la toute dernière fois qu’ils s’étaient vus, elle lui avait dit : ne me regarde pas ainsi sinon je pleure, là où elle va, c’est au bord du village un petit domaine carré entouré d’un muret couvert de mousse, elle n’aime pas le climat d’octobre, elle n’aime pas la saison grise, elle se souvient qu’il disait : les deux O d’octobre, là où elle va, c’est la paisible morne bourgade-des-en-allés, elle se méfie des sentiments, quand elle lui avait dit : sinon je pleure, elle s’en était voulu de sa faiblesse, elle arrive, éteint la radio, pousse le portail en fer forgé, puis reste, immobile quelques instants, devant la dalle de l’amant.


"Kafka à la Fenice", improbables péripéties
chapitre 52 - inédit


 

mardi 28 octobre 2014

L'ascension






Le haut mât est le vestige d’un projet d’antenne intercontinentale de la fin des années quarante, les barres de métal sont hérissées de cristaux de givre, les grands arbres au pourtour de la clairière ne sont plus que des squelettes végétaux, la forêt est morte depuis de longues années, le grimpeur est à mi-chemin de son ascension sur le mât dont le sommet s’estompe dans l’hivernale brume, les doigts commencent à geler dans les épais gants matelassés, les articulations des genoux n’obéissent plus et les pieds au fond des bottes sont devenus sourds, le grimpeur est à mi-chemin de son défi : arriver au sommet du mât, sans corde et sans crampons, en solitaire, sans témoins, il cale ses pieds, s’agrippe avec les mains, jamais il n’avait connu le vertige, et maintenant le vertige le paralyse, il ne bouge plus, la nuit est en train de tomber, à cent kilomètres de là, en ville, les fenêtres des immeubles s’illuminent, il fait chaud dans les appartements, les couples vont se retrouver sous la couette, ici les cristaux de givre sur les barres de métal continuent à croître, milliers de petits glaives brandis, le grimpeur s’agrippe, et ses doigts gèlent recourbés sur la barre de fer, il ne va plus lâcher prise, et restera agrippé, à mi-chemin de son ascension, jusqu’au dégel au printemps.


"Kafka à la Fenice", improbables péripéties
chapitre 51 - inédit 



La promenade






Il ne sait pas et elle ne sait pas où ils vont, ils marchent lentement, sans but, le sentier longe la bruyante autoroute puis bifurque vers les potagers du faubourg, il pense à ce qu’il pourrait dire, elle pense à ce qu’elle pourrait dire, ils ne disent rien, ils marchent lentement côte à côte, le ciel est couvert, il fait frais, ils ne rencontrent personne, elle pourrait dire : je ne sais encore rien, presque rien de toi, sur la plante flétrie accrochée à un tuteur il reste quelques tomates, quelques-unes pourries, une cinquantaine de petits escargots, encapsulés, ont colonisé le vieux poteau, les bruits de l’autoroute commencent à s’estomper, il pourrait dire : écouter Gesualdo pendant que je vais & viens en toi, un ruisseau canalisé traverse le potager, l’eau gargouille, ils marchent lentement, parfois, par hasard, leurs mains se touchent, elle pourrait dire : est-ce que tu vas un peu rester avec moi ce soir, est-ce que tu as envie de goûter le goût que j’ai, un grand chien sans maître, traînant sa laisse, court vers eux, les dévisage, puis poursuit sa course, en présence du chien, leurs mains s’étaient serrées un moment, il pourrait dire : lécher tes orteils un à un, te demander ton prénom, aller avec toi en Patagonie, la cloche du soir sonne, ils quittent le sentier pour raccourcir le trajet du retour vers le parking, traversent les rails du chemin de fer, juste à l’instant où passe le train à grande vitesse.


"Kafka à la Fenice", improbables péripéties
chapitre 50 - inédit



dimanche 26 octobre 2014

L'heureuse vie malheureuse



Blanche pluie de confettis, il neige des feuillets, il y a dix mille ans ou maintenant, qu’importe, et le calame gratte ses pattes de mouche, pendant que grain après grain le sable dans le sablier quitte le vase d’en haut pour le vase d’en bas, et ligne après ligne sur le feuillet, le calame trace la suite de l’inénarrable roman, tandis que le merle sur le faîte du toit ou le pinson dans la cage métallique s’égosillent, pur son dans un patois sans mots, le scribiteur peaufine inlassablement son Trionfo della Morte, variances toujours reprises du même éloge soleilleux et macabre de l’heureuse vie malheureuse, un cœur qui bat, un sourire qui éclot, une larme qui coule, et la blanche pluie des feuillets tombe monotonement muettement dans le paysage sans repères, le scribiteur écrit comme il respire, écrit billet après billet, et les billets tombent comme les grains de sable dans le sablier, et le merle s’envole, et le pinson quitte la cage, la terre n’est qu’un bilboquet qui fait des simagrées, et pendant ce temps le temps passe, encore dix mille ans qui tombent dans la trappe, et le scribiteur essaye de maîtriser le roman de la vie, il y place une cage et un sablier, et un égosillement, et une blanche pluie de confettis, j’écris feuillet après feuillet mon Trionfo della Morte, un jour tu me liras, feuillet après feuillet, milliers de feuillets, et parfois tu auras un sourire, et parfois une larme.


"Kafka à la Fenice", improbables péripéties
chapitre 49 - inédit